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JMFRAIXE
10 septembre 2013

La petite dernière 2

 

 

La petite dernière

 

  

Joël  Marie Fraixe

 

 

Chapitre I.         Page 5

Chapitre II.        Page 11

Chapitre III.      Page 17

Chapitre IV.      Page 25

Chapitre V.       Page 31

Chapitre VI.      Page 37

Chapitre VII.     Page 43

Chapitre VIII.    Page 53

Chapitre IX.       Page 59

Chapitre X.        Page 65

 

Epilogue            Page 77

 

  

Et puis j’attrapais la grippe.

 

Déprime, grosse déprime. Je perdais l’appétit et les kilos qui vont avec. De quelque côté que je me tournais, horizon bouché. No futur. Grosses interrogations métaphysiques.  Il me venait des tentations du pire. Devant le triste spectacle que je donnais, mon entourage me conseillait une consultation de psy pour m’aider à voir plus clair en moi.

 

Chaude recommandation : « tu verras, il fait des miracles », comme si j’avais besoin de miracle ! Je n’allais pas bien certes, mais pas au point de prendre un ticket d’entrée pour la grotte de Massabielle ! Rendez-vous fut pris avec le Freud de service. Patricia voulait m’accompagner,  je refusais.

 

Cabinet dans un immeuble en pierre de taille, haussmannien, propre et beau dehors, pourri dedans. Ascenseur à colonne hydropneumatique dont l’usage ne pouvait qu’indiquer une tendance suicidaire marquée de l’usager ou d’une arthrose gravissime des genoux, on peut additionner !

 

Cinquième étage, porte de chêne avec au centre une boule de cuivre jaune. Une clochette qu’il faut faire tinter à l’aide d’une poignée de cuivre également jaune, devant être tirée avec violence et insistance pour obtenir l’effet désiré : un son de clochette d’enfant de chœur.

 

Après une attente assez longue, la porte s’ouvre, avec dans l’embrasure un vieux Monsieur – type Einstein vu par Escher – rapiécé mais propre, lunettes rondes cerclées de noir. Il s’efface tout naturellement, comme s’il s’agissait d’une seconde nature et m’invite à entrer. Ce que. A mon tour, je m’écarte pour qu’il puisse me montrer le chemin. Ce qu’il, en me priant de le suivre entre les piles de livres placées à même le sol ; le long des murs : des colonnes de livres quasiment jusqu’au plafond. Au fond une porte a résisté à l’invasion, au moins dans le couloir car je vois qu’elle ne s’ouvre qu’à moitié. Son mouvement vers l’intérieur est limité par un autre amas. Passage d’une seule personne à la fois et encore en position hiéroglyphique.

 

Je ne me souviens plus de qui disait qu’un beau désordre est un effet de l’art ! C’est dans le bureau d’un grand artiste que je pénètre. La lumière du jour vient faiblement d’une fenêtre au trois quart cachée par d’autres livres, tombant sur un bureau empire au plateau couvert de dossiers, paquets de manuscrits dépassant de vagues chemises de papier sans couleur, aux titres calligraphiés en lettres cursives, probablement tracées à l’encre de Chine avec bâtonnet taillé, dossiers de notaire. Une bibliothèque du même style que le bureau. Les portes entrebâillées n’en peuvent plus de retenir le contenu qui ne demande qu’à prendre le large.

 

Une bergère en acajou de Cuba, dossier,  siège de velours vert, est derrière le bureau ; des dossiers sont à ses pieds. Une autre, devant, m’est à l’évidence destinée.

 

J’obéis à l’invitation de prendre place. Lui, aussi prend, non sans « mettre de l’ordre » autour de lui. Il ne dit rien, ne me regarde pas, déplace des dossiers de la droite vers la gauche et inversement, visiblement satisfait du résultat qui ne m’apparaît pas évident mais je m’en moque, je ne suis pas venu faire le ménage.

 

Alors, il me regarde, je vois ses petits yeux, derrière les lunettes, qui se posent sur moi, lourdement, avec insistance. Ils prennent littéralement possession des miens. Ils sont déformés par la grosseur des lentilles, je pense à un batracien, puis à rien. Je continue de le regarder dans les yeux mais avec gêne comme si je commettais une indiscrétion, comme si j’entrais chez lui ou plutôt chez moi, par son intermédiaire. Mais ne m’y invite-t-il pas ? Nos regards sont tendus à la manière de l’élastique, au bord de la rupture. Chaque fois que je me laisse aller à cette traction, je sens ma volonté rejoindre la sienne, y céder sans pouvoir lutter plus, sans pouvoir résister. Je me laisse aller. Il n’y a pas de honte à cela, il pourrait être mon grand-père, il n’est pas hostile et après tout, c’est moi qui suis venu le consulter.

 

Nous restons de longues minutes, moi pris dans le faisceau de ses yeux, comme le papillon de nuit dans la lumière de la lampe. Il me semble que le temps a cessé de passer, pour lui comme pour moi. Ne dort-il pas ? Une telle immobilité ne peut venir que du sommeil ou de la mort. Je commence à trouver le temps un peu long et remue sur mon siège. Sans bouger les yeux, il me calme d’un geste lent d’une main décharnée. Je n’avais pas remarqué comme cette main était déjà d’un autre monde. Je la suis des yeux : veines apparentes, peau parcheminée, pas de chair entre la peau et les os, squelette recouvert, par pudeur. Les ongles striés dans le sens de la hauteur, jaunis (fumeur ?), couleur de vieil ivoire. Les articulations dépassent largement le diamètre des phalanges.

Et puis, il s’est raclé la gorge annonçant la prise de parole :

- Monsieur Fraixe vous êtes un rêveur. Toute votre vie vous avez rêvé d’un futur merveilleux, au centre de l’admiration universelle. Vous aviez plaisir à recueillir, avec une modestie affichée mais fausse, les louanges et manifestations d’admiration de vos semblables : les louanges n’engagent que celui qui les écoute. Vous  êtes un rêveur et un paresseux. Vous étiez capable de faire ce dont vous rêviez mais pas assez travailleur. Vous n’avez pas su vous donner les moyens de vos ambitions, vous satisfaisant de l’acquis sans fatigue (enfant, déjà, vos maîtres disaient de vous : peut mieux faire, du travail !). Alors, les portes de la médiocrité se sont ouvertes sur votre vie. Vous auriez pu être peintre mais avez refusé la rigueur et le travail qui donne sa dimension au génie que vous n’aviez d’ailleurs pas.

 C’est aussi en vous contentant d’à peu près, refusant toujours de reprendre la page à la première ligne, que vous êtes resté un auteur médiocre, rejetant vos échecs sur les autres, le contexte, la difficulté à se faire un nom.

 En réalité vous avez toujours voulu  péter plus haut que votre cul. C’est bien pour cela que vous avez souhaité pour vos enfants les situations glorieuses, honorifiques que vous n’avez pas su obtenir pour vous. C’est pour cela que vous avez recherché dans votre généalogie les gloires qui vous manquaient. C’est pour cela qu’aujourd’hui, arrivant au bout du temps des rêves que vous êtes dépressif et que vos maigres réussites ne comblent pas le vide de vos ambitions déçues.

 Il se tait et ferme les yeux. J’imagine que sans manifestation de ma part, il ne dira plus rien. Il n’est pas de ces médecins qui vous annoncent : « vous avez un cancer mais aujourd’hui, on s’en sort très bien, on va vous faire de la chimiothérapie, l’ablation de la prostate, des intestins, de l’estomac, vous verrez, tout ira bien ! ». Non, lui, c’est : « vous êtes venu, vous vouliez savoir, vous savez, salut, démerdez-vous ! ».

 - Que puis-je faire ?

- Rien que je puisse, déontologiquement, conseiller. Je pourrais vous dire, sans autres précisions : la Seine, la Tour Effel, le 11,43 magnum, le gaz. Mais pour tout cela il faut le courage que vous n’avez pas. Continuez comme par le passé. Faites-vous à l’idée que vous ne valez pas grand-chose. C’est d’ailleurs le lot de l’immense majorité des hommes. Apprenez à être ce que vous êtes. Aut Caesar, aut nihil ! Pour vous ce sera rien. On peut très bien vivre comme  cela !

- Vous ne m’aidez pas beaucoup.

- Je ne suis ni curé ni rabbin, moi. Vous venez me voir quarante ans trop tard et vous voudriez que je vous promette la vie éternelle ? Non, Monsieur, il n’y a pas de vie éternelle au milieu des anges et de bons barbus. Votre paradis, c’était ce que vous pouviez faire de votre vie. Votre enfer, c’est ce que vous en avez fait. Je n’ai pas le pouvoir de vous faire revenir en arrière. Vous seul pouvez tirer les conséquences de vos erreurs, éventuellement, je peux seulement vous y aider.

- Ah bon, tout de même ! Mais comment ?

- La plupart des dépressifs comme vous pensent sérieusement au suicide. Certains le font. Y trouvent-ils la solution ? Je ne sais pas, aucun n’est revenu me le dire. Certains font de maladroites tentatives et se retrouvent  quelques fois dans un fauteuil roulant ou léguminisent dans un asile de l’Assistance Publique, sur un grabat, vaguement soigné par du personnel qui, pour ce qu’il gagne, n’en a rien à faire de ce mec qui s’est manqué.

- Mais quoi, alors ?

 Sans répondre, il se lève et va vers la bibliothèque qu’il entrouvre un peu plus. Il en ressort un drôle de petit sac de toile, fermé  par un cordon. Solennellement, il le pose sur le bureau.

 - Ce sac contient 10 petites dragées rondes parfumées à l’ail. Elles se prennent comme dans les traitements homéopathiques d’aillothérapie (très bon pour la circulation sanguine, les rhumatismes, le foie et aussi le gigot d’agneau), à prendre plutôt le soir, dans la journée l’odeur est un peu désagréable pour les gens que vous croisez. Dans le métro, par exemple, c’est parfaitement  insupportable. Sur le lot, il y en a une qui est à l’arsenic. Sa préparation est telle que dans la bouche on ne sent pas de différence. Quand le goût de l’ail devient vraiment plus fort, c’est trop tard. Il paraît que c’est douloureux pendant quelques secondes mais le lendemain, je vous garantis qu’on ne s’en souvient plus.

 

Chaque fois que vous sentirez la déprime devenir plus forte que votre envie de vivre, vous pourrez prendre une dragée. Une fois, sans que vous le sachiez à l’avance, ce sera la dernière et vous serez libéré ! Attention, ce n’est pas remboursé par la SS et de toute façon je ne vous fais pas payer. Ce n’est pas la peine de revenir me voir.

 Je ne sais pas ce que j’ai pu lui dire en partant, merci, salaud, charlatan… Le fait est que je me retrouve dans la rue avec mon sachet de pilules.

 Curieusement, je me sens soulagé, comme après s’être gratté là où cela démange. Je suis soudain maître de mon destin. Je tiens entre les mains la solution de tous mes problèmes. Je suis rassuré, je pourrai en finir quand je le voudrai. Tout ce qui est bon à prendre dans l’intervalle, je le prendrai.

 A la maison, on me regarde avec surprise : c’est une résurrection. Je donne l’impression d’être un homme nouveau. Les questions fusent :

 - Alors qu’est-ce qu’il t’a trouvé ? Tu vas t’en sortir, je te l’avais bien dit que ce ne serait rien,.

- Oui, oui, je vais très bien. Je dois prendre des pilules et au pire à la dernière je serai guéri.

 A ces mots, un léger frisson me parcourt l’échine. Je fais le malin mais, en réalité, je n’en mène pas large. Quand je dis à la dernière, je serai guéri, cela veut bien dire que la première pourrait être aussi la dernière et que dans ces conditions je vis peut être mon dernier jour...  Je décide toutefois de ne rien dire, me contentant de parler des pilules sans autre précision. Il faudra que j’organise mon départ. Don d’organes (tout sauf les yeux, de toute façon ils ne sont pas bons, le reste pas terrible non plus, merdre, ils en feront ce qu’ils voudront), cimetière, lequel ? Il faudra y réfléchir, les assurances, les obsèques pas un problème, l’incinération ? : La boîte, l’urne, le trou, ni fleurs ni couronnes, cet avis tient lieu de faire part. Bon, cela se présente très bien !

 

 

Chapitre II

 

 Mes premiers dessins, objets domestiques familiers croqués tout en regardant la télévision me laissèrent dans le doute : je me pensais parfaitement incapable de reproduire n’importe quel objet  et pourtant je voyais sur ma feuille de papier le fauteuil que j’avais eu l’intention de figurer. C’était bien lui, finalement assez ressemblant. Puis des lits, des chaises, de petits meubles. Conforté par ces résultats surprenants, j’essayais la peinture. Au début, je trouvais passables mes premiers et effroyables barbouillages. J’eus même la faiblesse d’en faire cadeau à certains de mes amis. Chers amis, l’amitié rendant aveugle, qui n’hésitèrent pas à en suspendre quelques uns aux murs de leur appartement ! Après une dizaine d’année de dessins, barbouillages divers, il m’est apparu que mon talent n’était pas au niveau de mes ambitions. 

 Pourtant, le hasard faisant parfois bien les choses, je produisais une ou deux toiles, acceptables, selon mon jugement. Je commençais des œuvres plus ambitieuses qui restèrent tristement inachevées. Restant d’espoir ou de prétention, elles sont toujours sur le chevalet ou contre le mur, attendant une nouvelle inspiration, un défit renouvelé. Chaque jour, passant devant mon « atelier » je finis par ne plus voir mes tentatives et imagine que les pinceaux plantés dans leur bocal, par pure charité, la nuit, recouvrent mes œuvres d’une couche de modestie, les rendant  transparentes au point que je ne les vois même plus.

 Ma peine fut grande de n’être pas à la hauteur du génie que je m’étais finalement attribué et restais longtemps sans autre production artistique.

 M’étant de tout temps intéressé à la généalogie, je passais des années à remonter le temps des Fraixe et réussissais à faire pousser un arbre généalogique jusqu’aux années 1550. Regroupant les informations connues sur cette famille, y ajoutant celles que j’avais pu relever dans la littérature de sa région d’origine, j’écrivais une histoire de la famille. La mise en page était faite de telle manière que chacun de mes frères et sœurs puisse ajouter sa propre histoire à ce tronc commun. C’est ainsi que je me trouvais en face d’un chapitre à écrire : le mien.

 Je commençais cette histoire « en forme de Mémoires », destinée en principe à ma descendance. Aujourd’hui des centaines de pages relatent les péripéties de mon existence, mes réflexions, mes commentaires sur les évènements que j’ai traversés. Si, selon toute vraisemblance, sauf effets pilulaires, il me reste quelques années à vivre, je devrais léguer deux ou trois cents pages à celui, celle ou ceux que cela pourraient intéresser. Evidemment, comme toutes les oeuvres de ce type, elle sera inachevée.  On a rarement vu le rédacteur de ses Mémoires, se tirer une balle dans la tête avant (plus difficile) ou juste après avoir écrit le mot fin au bas de l’ultime page !

 La discipline qui m’a fait prendre la plume – commodité littéraire pour désigner mon ordinateur – pour écrire mes mémoires m’a donné envie de produire des textes de fiction pure même si souvent plus ou moins autobiographiques. J’ai commencé par une nouvelle, puis une autre pour arriver à un recueil complet. Et ceci est le commencement d’une autre aventure dont je pense qu’il ne m’est pas possible à ce jour de prévoir la suite, ou alors ce sera comme pour la peinture...

 Le premier texte que j’ai produit m’avait été inspiré par une soirée au restaurant avec une famille amie de Fort de France, plutôt nulle, la nouvelle...

 Un nombre respectable d’autres nouvelles lui succédèrent et je décidais d’en faire un recueil. En dernière analyse, je retenais une douzaine de ces récits que je déposais à la SACD pour revendication de propriété ! Pas prétentieux, le mec.

Après de nombreuses lectures et relectures, j’en tirais et faisais relier 5 exemplaires que j’envoyais le 10 octobre à 4 éditeurs (j’en gardais un pour moi) : Albin Michel, Robert Laffont, Les Presses de la Cité et Stock, éditeurs choisis pour les œuvres qu’ils avaient publiées dans les derniers mois, mon ouvrage me semblant correspondre un peu à leur genre et esprit. On dit aussi, à leur ligne éditoriale.

 Le 20 je recevais une lettre d’Albin Michel qui me disait mettre mon manuscrit en lecture… Conservant le plus grand sang froid, j’évitais de rêver mais n’en éprouvais pas moins une grande satisfaction : la poste avait bien fonctionné, le pli était parvenu à son destinataire, la secrétaire avait dû terminer son maquillage puisqu’elle avait traité ce courrier comme il se devait, plutôt que le mettre à la corbeille ou mieux dans le réducteur de documents, authentique destructeur de preuves, hachant menu, sans pitié,  ma série de nouvelles dont la postérité ne connaîtra pas tout l’humour, le suspens, les fines observations, les maladresses et les fautes.

 J’avais un code qui me permettait de consulter le site Internet d’Albin Michel afin de connaître le résultat de la lecture par le comité ad hoc, mais par superstition, ou pour prolonger l’espoir, je ne le consultais pas, comme le joueur de loto qui contrôle ses numéros à la grille des tirages, un à un, cachant les autres.

 Les autres éditeurs ne se manifestèrent que plus tard, de manière conventionnelle. Je surveillais ma boîte aux lettres pour y trouver, un matin où tout irait mal, mon manuscrit retourné, avec dans le meilleur des cas un commentaire m’encourageant à le présenter à un confrère dont ce serait plus le genre de publications, sans doute pour lui faire une bonne blague, ou un matin où tout irait bien, une lettre enthousiaste qui me demanderait de venir d’urgence l’éditeur ayant décidé de publier mon texte !

 Même si je m’interdisais de rêver, il ne m’était pas possible de m’empêcher de songer à une éventuelle publication : prétention, orgueil mal placé, manque de lucidité ? Hypertrophie de mon ego dirait Patricia que je ne sens pas sur cette affaire. Mauvais signe car elle a raison la plupart du temps.

 Avant même la remise des manuscrits, j’avais terminé un petit roman policier écrit sur la base d’une information concernant les Sociétés Pepsi (Cola) et Danone.  Ayant transformé les noms, pour éviter d’éventuels ennuis, je décrivais ce qui était peut-être le scénario de cette affaire d’OPA inamicale ou d’une vaste magouille politico économique avec prise illégale d’intérêts, délit d’initiés, etc. L’affaire est encore à l’étude par les organismes de régulation des marchés concernés et cela risque de durer encore : saint glinglin, vous connaissez ? J’ai encore la complaisance de trouver cette affaire pas trop mal menée. J’ai utilisé le personnage de Michel Fabre qui était déjà dans la nouvelle, Les Souris. Sorte de « privé » type Nestor Burma, plutôt misanthrope, au passé douloureux, coureur de jupons et passablement alcoolique, personnage constant depuis son invention par les américains que je fais vivre dans mes quartiers parisiens d’élection. Son enquête l’emmène aux Etats-Unis d’Amérique, à New York. J’ai un peu peur que le créneau dans lequel cette histoire s’inscrit ne soit un peu encombré.

 J’attendais donc la suite de ma soumission du recueil de nouvelles pour, éventuellement en soumettre d’autres. Connaissant le nombre de manuscrits qui sont remis aux Comités de lecture, je me demandais si je n’aurais pas plus de chance en jouant à la loterie nationale. C’est bien d’ailleurs ce que je fais, sans résultat, sauf le rêve et le suspens. Je ne suis pas riche mais vis, somme toute confortablement pour le moment, de revenus réguliers et substantiels. C’est ce suspens qui alimente mon rêve : rêve de gagner, pour le plaisir, orgasme du joueur !

 Et puis, chaque jour apportait sa réponse, sympathique et sincèrement désolée : Cher auteur, nous avons lu avec beaucoup d’intérêt votre manuscrit intitulé Recueil de nouvelles. Malheureusement, il ne correspond pas notre ligne éditoriale… nous vous remercions… nous ne pouvons envisager leur publication – Robert Laffont.  Ce dernier éditeur précisant que cette décision vaut aussi pour Seghers, Julliard afin que je ne vienne pas les faire chier par un autre canal, si j’ose l’expression ! Les Presses de la Cité ont répondu en dernier : même punition, même ordre, même motif.

 Ma première réflexion fut que ma production  devait être mauvaise. Néanmoins, même avec une ambition raisonnée je pouvais espérer mieux. La seconde fut que le manque d’intérêt des éditeurs ne voulait  pas forcément dire que ma littérature soit sans valeur ni intérêt. La troisième concerne la méthode de prise de contact avec ces éditeurs : ils reçoivent des milliers de textes chaque année. Des bons, des moyens, de franchement médiocres. Leur fraîcheur de lecteurs doit être sérieusement émoussée et leur temps compté. Aussi, les membres des Comités de lecture lisent ou parcourent en diagonale les manuscrits ou les retournent sans même les lire (deux des exemplaires envoyés n’avaient, à l’évidence, pas été ouverts). Leurs critères de choix de lecture doivent être : auteurs connus, déjà sous contrat, ou la façon dont les manuscrits leur arrivent. Comment pourraient-ils être sensibles ou même curieux d’un ouvrage arrivant par la poste, écrit par un Monsieur Dupont inconnu ? Combien d’œuvres ont été refoulées par ce canal et combien ont été refusées de nombreuses fois avant d’être acceptées pour devenir des best-seller. On se console comme on peut !

 Certains éditeurs lisent attentivement une dizaine des premières pages, une vingtaine des pages intérieures, à la recherche qu’ils sont de la perle, du bijou, de la découverte d’un nouvel Auteur. Faut-il encore tomber sur ces éditeurs-là qui affirment le faire dans les émissions littéraires, mais est-ce bien la vérité ?

 Une dernière réflexion porte sur le choix des ouvrages. Si l’on veut être lu, il faut naturellement donner aux lecteurs des textes susceptibles de les intéresser. Il faut donc avoir une approche marketing de la chose écrite. Travailler dans l’évènementiel, les sujets à la mode : Vaincre l’obésité, Comment j’ai arrêté de fumer, Pourquoi je ne masturbe plus, etc.

 Le taulard qui sort de prison après y avoir passé vingt années pour l’assassinat de sa femme et de ses six enfants, qui a écrit un récit sur sa détention et la vie en milieu carcéral, ou sur la vie de Sainte Thérèse, a plus de chance d’être publié qu’un pékin qui n’a jamais fait parler de lui, sauf, évidemment, s’il est en mesure de révéler des scandales bien croustillants. Le livre est un produit de consommation, la méthode de vente doit être celle en vigueur pour la lessive ou le savon à barbe (Léo Ferré) : le cœur de cible, le produit, l’approche  marketing, la méthode de vente.

 Il faudrait donc trouver un thème étonnant, scandaleux ou iconoclaste qui ferait les choux gras des médias.  Un roman pur qui serait à la littérature ce que le généraliste est à la Médecine, créneau évidemment très encombré. Des milliers de certifiés, d’agrégés, professeurs de lettres à temps perdu, pour la soupe, restituent leurs connaissances grammaticales, linguistiques et leur connaissance des auteurs dans des ouvrages, techniquement bien écrits, sur des sujets pas toujours intéressants, dans lesquelles on trouve moins de création que dans bien des slogans publicitaires.

 Beaucoup de ces auteurs à la vie terne qui sont passés des bancs de la Faculté à la chaire professorale, non sans un détour par la politique, c’est bon pour la carrière, sans autre aventure qu’un dépucelage rapide par une copine de fac, rapidement engrossée, mariée puis divorcée, se refaisant une vibration du cœur et du sexe avec une élève admirative du futur tribun, maître à penser du petit monde lycéen, s’agglutinant à la cohorte des thuriféraires des Tonton, Chirac ou autres  Sarko-Ségo, publient de ces œuvres magistrales qu’on retrouve très vite dans des manettes en salle des ventes ou aux Puces : tout à un euro.

 Pris dans le ronron gramophonique de la restitution de leurs propres études, de l’autre coté du pupitre, ils ont perdu toute leur éventuelle originalité pour suivre des « courants », à la recherche d’une consécragrégation,  d’un poste de secrétaire d’une Fédération, voire d’un poste de sous-secrétaire de cabinet de ministre ou, pour les meilleurs ou seulement pour les plus télégéniques, de chargé de la communication d’un parti politique, qui lui donnera les honneurs épisodiques du « 20 heures ». Ils seront quelques fois député, sénateur, maire, présideront des comités, des groupes d’études, sans risque, le fonctionnaire retrouvant son poste en cas de non réélection. Alors, ils prendront du poids en « repas républicains » avec les camarades, les copains ou les compagnons, chez Françoise. Ils fumeront de gros cigares, tout en faisant interdire le tabac dans les lieux publics. Ils publieront les biographies de leurs « maîtres à penser », dans l’indifférence générale, sinon de l’idole flattée si elle est toujours en vie. S’ils ont fait « Histoire » ils publieront un ouvrage sur Clémenceau, Napoléon, compilation d’ouvrages des vrais chercheurs. Les éditeurs complices mais pas dupes, publieront, évaluant le  bouillonnage dès la mise sous presses.

 Dans ces auteurs généralistes ventouses de l’édition, on trouve aussi de toutes jeunes femmes qui font vibrer le Tout-Paris au récit de leurs orgasmes, de leurs pratiques sexuelles habituelles – voile et vapeur bien venues – qui encombrent les émissions de critique littéraire, donnant des avis profonds sur tout et tous. On sent les anciennes  Normaliennes, fantômes de la défunte Rive gauche des de Beauvoir, gentiment poussées sur le devant de la scène par leurs anciennes ou nouvelles idoles. Tout cela décrète, pérore, charme, encombre, directement passées, de l’amphi au plateau non sans quelque arrêt sur divan, de la gloire du père à sa propre  promotion (il faut battre le père quand il est encore chaud).

 On se demande s’il faut être à la télé pour être publié ou s’il faut publier pour y passer. Une fois l’obstacle franchi, on devient un Auteur qui sera reçu avec ferveur par l’éditeur qui le jugera souvent moins en sa qualité d’auteur que de véhicule médiatique et promotionnel.

 Combien de nobelisables  dans ce petit monde parisien trou-du-cul-iste ?

 Pour avoir le droit de hurler avec les loups il faut bien les connaître et respecter les règles, pas facile et surtout, sortir de l’anonymat.

 

 

                                                                                                 Chapitre III

 

 

Le lendemain de ma visite au Psy, je décide d’aller au bureau pour contrôler si cela m’est toujours aussi désagréable. C’est bien le cas. Après avoir vaqué quelques heures, je repars. C’est toujours aussi pénible, sans intérêt, démoralisant. Et puis, j’ai besoin de tout mettre noir sur blanc. Sur le chemin du retour, je vais à pieds, je m’arrête dans un bar pour prendre un café. Un de ces nouveaux cafés, avec fauteuils relativement confortables, décor « bourgeois/faux riches », type restaurants Coste,  plus de place au lieu des tables tellement bord à bord qu’on peut voir les cheveux du cuistot sur le « hamburger à cheval » du voisin, service qui se veut de classe, plus plaisant que l’ancien : « y prendra quoi le petit monsieur ? » :

  - un café serré !

- certainement Monsieur, voici la carte !

 Car maintenant, il y a la carte des cafés. Je ne la consulte que pour voir le nom du torréfacteur : Richard, je prends le Perle noire, si la machine est bonne et bien entretenue, l’eau déminéralisée, c’est le meilleur. Illy ou Lavazza, je me laisse faire, Segafredo, je change de maison, Capro Brasil, je me mets en colère !

 - un Perle noire, double et serré ;

- très bon choix, je vous l’apporte tout de suite !

 Je m’installe confortablement et jette un oeil alentour. Peu de gens à cette heure. Trop tôt pour le thé, trop tard pour une fin de déjeuner. Pas de nez de bœuf avec durillon de comptoir. Pour faire chic, il faut savoir perdre les consommateurs peu reluisants. Certes on sert toujours les cafés-calva le matin, mais c’est normal, il faut bien que le client prenne des forces à six heures du matin : « j’travaille, moi » et cela fait de la marge ! Avec la voiture en double file qui emmerde tout le monde. Et puis aussi les baroudeurs en 4x4 qui viennent de se faire chier une heure pour venir de Levallois-Perret, qui nourrissent leur ego de banlieusards aventuriers, frustrés de grands espaces au volant de leurs deux tonnes de ferraille avec lesquels ils n’iront jamais  plus  loin que la Normandie ou la Bretagne pour les plus courageux. Ils vont de leur 70 m² à leur bureau et s’enfilent un petit rhum pour faire caraïbe.

 Me redonne pas le moral tout ça.

 A deux tables de la mienne, une délicieuse femme, autant que je puisse en juger, sirote un jus de quelque chose en écrivant sur un carnet noir de moleskine. De temps à autre son stylo reste la plume en l’air et ses yeux se perdent dans le vide, à la recherche de l’inspiration ou de l’orthographe correcte de fellation, du latin fellare, envisageant de le remplacer pas un mot plus imagé, comme, par exemple, pipe. Concentrée, elle ne s’aperçoit pas de mon intérêt ce qui rend mon  observation plus tranquille. Elle est belle, calme, épanouie, comme une femme rassasiée ou qui sait qu’elle va l’être. Le café m’est servi et sans quitter la belle des yeux, je le bois à petites gorgées.

 Des scénarios me viennent à l’esprit. Je me lève et vais vers elle :

- Bonjour, mon nom est Bond, James Bond. Elle éclate de rire, ses lèvres découvrent ses dents superbes ;

- puis-je vous offrir une vodka glacée ? Ils ont de la Smirnoff !

- n’est-ce pas un peu tôt ?

- il n’est jamais trop tôt, c’est quand il est trop tard que cela se complique !

- d’accord mais à l’orange ;

- garçon, 2 vodkas orange et quelques harengs fumés de la Baltique !

 

Elle a fermé son carnet avec son élastique. Elle me regarde, mi-amusée, mi-interrogatrice :

 

- vous vous comportez toujours de la même manière avec les femmes ?

- jamais, c’est la première fois de ma vie. Je me rends compte à quel point j’ai été cavalier, je vous demande d’attribuer cette attitude à ma profonde admiration,

 dis-je avec mon sourire de compétition, conquérant mais avec humilité. Je sais que les femmes que l’on drague aiment à conserver le privilège de l’acceptation. Rien ne les repousse tant que l’excès d’assurance.

 Je me prépare à poursuivre mon avantage quand un homme entre dans le café, se rend directement vers ma conquête et l’embrasse avec fougue. Elle lui rend son baiser avec chaleur.

 Fin du cinoche. Je paie et sors.

 La déprime que j’avais presque oubliée revient aussitôt. J’ai très mal au genou que j’avais oublié et boîte comme un infirme. Mentalement je m’appuie sur la canne que j’ai laissée à la maison. Je suis épuisé quand j’y arrive. Elle est vide, ils ne sont pas encore rentrés. Rien pour meubler ma solitude, je n’ai envie de rien d’ailleurs. Mes yeux font le tour de la pièce et se posent, comme par hasard, sur mon sac de pilules. Je revois mon petit bonhomme de Freud.

 Est-ce bien le moment. Suis-je suffisamment désespéré ? Et si je tombais sur « la bonne- mauvaise » du premier coup ? Je prends le sac et dénoue le cordon qui le ferme. Les jolies petites billes blanches sont toutes là dans leur écrin. Ma main, comme de sa propre autorité, avance, recule. Je la regarde avec curiosité et angoisse, que va-t-elle décider ?

 En pensée, j’imagine ma famille, ma femme, mes enfants. Que vaut-il mieux pour eux, un mari, un père mort ou un père malade de désespoir, quasi infirme, sans envies. Je ne peux pas répondre pour eux mais je sais bien le spectacle que je ne veux pas leur donner, les voir passer de la peine à la pitié avec la gestion pénible des transports, des sorties : « mais non, viens, cela ne nous dérange pas, on s’arrangera, tu pourras rester dans la chambre devant la télévision ». Quelles belles perspectives !

 Le sourire de la femme du café découvrant le Steinway de sa bouche… Je prends ma première pilule et sans autre réflexion je l’avale, alea jacta est.

 C’est vrai qu’elle est à l’ail. Elle me fait penser à des pommes de terre sautées à la graisse d’oie, avec une pièce de confit de canard.

 Je sens le sucre fondre, vais-je m’effondrer ? Mon esprit est hyper tendu, je surveille la moindre manifestation, la venue de symptômes inconnus. Rien. La pilule est complètement fondue. Rien. Ce n’est pas pour cette fois. Content et déçu à la fois, enfin, plutôt content. J’ai fait quelque chose pour régler mon problème.

 Le temps s’est mis au beau. Je décide de ressortir.

 L’air est doux, les gens rentrent chez eux. Je vais lentement m’aidant de ma canne, prothèse, bâton de vieillesse : sécurité. Je passe devant le Bistrot de Breteuil, bouffe prétentieuse et dégueulasse, et continue sur l’avenue du même nom, marchant le long de l’esplanade Chaban-Delmas. J’ai en perspective le dôme des Invalides. La pensée que ce salaud de Napoléon est dessous me réjouit. Plutôt que son fils (un baby doc qui n’aurait pas eu le temps de décevoir), on aurait dû lui donner comme voisin, son neveu Badinguet ou Napoléon le petit : quelle condamnation, quelle honte ! Les grandes pelouses centrales donnent à cette avenue une allure de jardin à la française, les superbes platanes filtrent les rayons du couchant, spleen…

 En anglais la rate se dit « spleen » En français, spleen signifie : mélancolie,  absence de joie de vivre.

 Le Petit Larousse définit la mélancolie (du latin melancholia, du grec melas-anos = noir et kholé =) par : « tristesse vague, dégoût de la vie, humeur sombre ; caractère de ce qui inspire cet état ».

 La mélancolie était considérée comme étant à l’origine de certaines affections réelles ou supposées (maladies hypocondriaques). En tout cas, la mélancolie a toujours eu une connotation médicale, psychiatrique (lypémanie ou monomanie – selon Esquirol, c’est-à-dire, dans sa forme aboutie, une psychose maniaco-dépressive pouvant entraîner le malade au suicide). Remercions tous Larousse !

 La « bile noire », pour les anciens était un des quatre éléments constituants le corps humain – et provenait de la rate (se souvenir que la bile n’est pas secrétée par la rate mais par le foie – liquide au goût amer qui facilite la digestion). Par analogie, on dit « se faire de la bile » quand on a des soucis, ennuis. A contrario, « ne pas se faire de bile », ne pas engendrer la mélancolie, est générer la gaieté, le rire. Tout cela pour dire que quand on a le « spleen » on a mal au foie et pas à la rate ; il y a défaut de traduction !

 J’oublie mes problèmes et effectue le tour complet de l’avenue, revenant une heure après à mon point de départ, calmé, prêt à donner une image acceptable à la famille.

 Précisément, elle s’inquiétait la famille. Je n’avais pas fait attention à l’heure et ils étaient déjà tous là. Le couvert était mis, le repas prêt. Double sentiment : heureux que l’on s’inquiète de mon sort, angoisse de susciter cette inquiétude. Je rassure tout le monde, oui, je vais bien, je me suis bien baladé, il faisait très beau et j’ai marché sans trop de difficultés. Tout baigne. Rassurés qu’ils sont. On se met à table mais on a de la peine à trouver un sujet de discussion. L’impression que nous poursuivons, chacun de son coté, une réflexion :

 - as-tu pris ta pilule ?

- oui, oui ;

- cela a l’air de te réussir, surtout ne les oublies pas, ce genre de traitement doit être suivi scrupuleusement si l’on veut qu’il produise ses effets ;

- oui, oui (n’importe quoi) !

 Patricia nous raconte sa journée. J’écoute les nouvelles des clients que je connais mais cela me paraît bien lointain. Une autre vie. Je me force à poser des questions, nous réussissons à rire de certaines situations et nos correspondants restent le sujet principal des saillies. Un peu artificiel mais il faut bien se donner le change. S’ensuit une discussion que j’écoute sans toujours l’entendre correctement : diminution de la sensibilité auditive de l’oreille gauche. Si je suis interpellé  directement, je fais semblant d’avoir compris et réponds vaguement pour donner le change. Qui est dupe ? Sauver les apparences…

 Le secret du Dr Freud me pèse. Dois-je le leur livrer ou le garder pour moi. Si je le leur dis la vie ne sera plus possible et ils refuseront que je poursuive cette étrange médication, je devrais subir leur regard inquisiteur à tout moment. Impossible, mais si je ne dis rien, c’est moi qui devrais tout cacher, déguiser, mentir. En tout cas, ne rien précipiter. Laissons venir.

 J’ai entrepris la lecture de divers ouvrages sur la Bible hébraïque. Je ne discerne pas toujours mes motivations réelles, principalement quand les textes « sacrés » sont totalement remis en cause du point de vue historique par les découvertes archéologiques récentes. Je n’ai jamais cru à cette « histoire sainte » comme on dit chez les jeunes Chrétiens mais ne peux que constater  la place fondamentale qu’elle occupe dans notre civilisation occidentale. Mon athéisme reste serein et inébranlable et mon respect des croyances d’autrui intact dans la mesure où on ne vient pas me faire chier avec !

 Ce n’est pas parce que le périple d’Abram (Abraham) d’Ur en Chaldée à Canaan n’a pu se faire à dos de dromadaires qui n’étaient pas encore introduits dans cette région à l’époque présumée (ils arrivèrent mille ans plus tard), ce n’est pas parce que la conquête de la terre de Canaan ne fut pas ce récit glorieux dans lequel Josué arrêta la course du soleil  (sic) et que les grandes cités décrites n’étaient que de misérables bourgades peuplées de centaines d’habitants, ce n’est pas non plus parce qu’elle a été écrite plus de dix siècles après la chronologie officielle par des gens qui l’ont « construite » à la lumière de leurs connaissances du moment et des nécessité politiques, que je récuse cette histoire, cette belle histoire.

 Et si les ancêtres des juifs d’aujourd’hui n’étaient pas ce peuple à la « nuque raide » élu de Yahvé mais les descendants des Yaouds (fils d’Elohim, tous fidèles d’Aton, aristocrates, Nobles, Grands Prêtres – d’origine proche orientale, Egyptiens, Babyloniens, Cananéens, etc. – proches des Pharaons d’où le mot Elohim, ayant formés la tribu de Judas et du petit peuple – érèb-rav – origine du mot Hébreux « la tourbe nombreuses » caste inférieure convertie au monothéisme d’Aton, ayant formée Israël (Les secrets de l’Exode de Messod et Roger Sabbah. Ed. Jean-Cyrille Godefroy) ? Et si Yahvé était Aton suivant la thèse de ces auteurs ? Et si ma tante était mon oncle ? Ce n’est pas pour autant que l’histoire serait moins belle.

 Patricia ne comprend pas toujours cet intérêt qu’elle attribue à une vieille inclination mystique d’ancien séminariste alors qu’il ne s’agit que d’une simple curiosité documentaire. Il me fait aussi m’oublier. Oublier mes douleurs, mes rancoeurs, mes rancunes, mes frustrations, mes échecs.

 Depuis ma visite au bon Docteur Freud, je n’ai encore pris qu’une seule pilule. J’ai l’impression que je suis sauvé. Je ne peux pas dire que la vie soit belle mais c’est la vie et il faut faire avec.

 Je suis avec attention l’évolution du CAC 40 et vois passer mon petit portefeuille, d’un chiffre misérable, déprime, à une somme rondelette, enthousiasme. Je m’intéresse aussi à l’évolution du temps et note scrupuleusement les mesures de la pluviométrie à partir d’un pluviomètre que j’ai rapporté d’un voyage en Australie, installé astucieusement sur le rebord de mon balcon. J’ai l’impression de mieux voir venir notre nouveau monde, bouffé par le réchauffement de l’atmosphère qui pourrait bien aussi signifier sa fin. J’achète aussi chaque semaine un billet de « l’Euro million » qui me permettra de gagner de quinze millions  pour les petites semaines jusqu’à plus de cent millions d’euro, le produit des tirages sans gagnant étant reportés à la semaine suivante.

 Ces ersatz de motivations alimentent mes rêves et me permettent d’attendre.

 Et puis, je retrouve un sourire manqué, une fausse joie, la bourse baisse, décidément mes numéros ne sortent  pas et de nouveau la déprime me gagne. Je traîne alors une mine défaite qui navre mon entourage.

 - as-tu pris ta pilule ?  demande Lisa

- non, pas encore, tout à l’heure

- tu vas encore oublier, je te l’apporte

 Merde, justement je n’avais pas envie d’en prendre ce soir. Je ne peux pas dire que je me sente bien mais ça peut encore aller. L’angoisse de la première prise m’a un peu refroidi. Elle arrive, sa mine est soucieuse, avec le sachet et un verre d’eau et s’assoie près de moi, attendant à l’évidence que je prenne cette foutue pilule devant elle : « je te fais confiance mais je contrôle ». Je ne sais comment m’en sortir. Si elle savait, sa mine serait encore plus soucieuse. Me la donnerait-elle ?

 J’extrais ma deuxième pilule et l’avale. La même senteur d’ail. Je suce la petite boulle avec précaution. Je dois avoir une drôle de tête car elle m’observe avec surprise :

 - ça va ?

- oui, oui.

 En réalité, cela ne va pas du tout. J’ai l’impression que le goût est plus fort, plus persistant que la première fois. La sueur me monte au front, je sens que ma dernière heure est venue. Je regarde Patricia avec une angoisse qu’elle doit lire dans mes yeux. A la deuxième, quelle malchance.

 - tu es certain que ça va. Veux-tu que j’appelle le médecin ?

- non, non, cela devrait passer.

 Je réponds d’une voix sans timbre, mal assurée. Je lui en veux de m’avoir mis cette pastille à la bouche. Si je dois en finir, je voudrais bien tout de même en avoir le mérite, pour une fois que j’aurais une raison d’être fier. Il me serait agréable d’être une petite souris qui entendrait Patricia dire au bon docteur : « il a été très courageux. On aurait dit qu’il attendait la fin ; il a pris la pilule et quelques minutes après, il était mort. C’est bizarre tout de même non, vous ne trouvez pas ? ». Ce connard,  répondrait : « effectivement je ne l’en aurais pas cru capable ! ».

 Eh bien,  c’est loupé, charlatan ! Je me sens revenir à la vie. Le sang coule de nouveau à son rythme dans mes veines, le goût amer passe et je suis toujours là, vivant ! Sans  connaître le cheminement de la crise, Patricia sent que cela va mieux. Les couleurs reviennent sur mon visage. La pilule est passée, la crise aussi !

 

Je lui explique alors que la prise de pilule ne doit pas être systématique mais seulement en cas de dépression importante. Je ne dis rien de celle qui contient la solution ultime.

 - Allez,  au lit. Tu as besoin de te reposer.

 Elle est gentille mais je ne suis absolument pas fatigué. Elle ne comprend décidément pas ce que j’ai. Comment lui faire savoir que mon mal vient d’ailleurs. Je m’endors toutefois dès je suis dans le lit, les dernières émotions m’ont épuisé.

 Je rêve de Patricia. Des situations étranges défilent devant moi, je suis acteur et témoin. Avec le sentiment de culpabilité du voyeur pas encore impénitent. Je la surprends dans le plus simple appareil en train de faire sa toilette, je la désire mais rien ne vient, le calme plat. Mon désir est en moi mais sans la manifestation physique qui va avec. Vais-je en plus devoir prendre du Viagra pour m’accompagner dans mes rêves ?

  

 

Chapitre IV

 

Quand je me réveille, Patricia est déjà partie pour son bureau. Je me retrouve seul face à cette journée qui commence. Le traitement par anti-inflammatoire est efficace et je ne sens pas mes jambes : bon signe, je vais pouvoir sortir. Je vais sans destination précise, où mes jambes me portent, tant qu’elles le peuvent. Par la rue de Sèvres je me retrouve tout naturellement au Bon Marché. Même si je l’aime bien, ce n’est pas mon magasin préféré mais il faut faire avec depuis que le Temple du kitch est fermé. Je parle de l’ancienne Samaritaine, « la Samar ». En son temps, l’équivalent de – Manufrance - « La Manu »  pour les initiés, mais il n’en reste plus guère. Presque plus personne ne connaît ce que fût la Manufacture des Armes et Cycles de Saint-Etienne et ses ventes sur catalogue, on ne disait pas encore vente par correspondance. Il me revient en mémoire la description de bottes qui me firent rêver pendant des années, sans avoir jamais les moyens de me les offrir : Grandes bottes de chasse : Tige en cuir « Laponia » double tannage, très souple, imperméable, fauve clair, pied tout doublé peau. Montage « norvégien » sur première cuir et tige retournée (je n’ai jamais su ce que cela voulait dire, mais cela sonnait comme une promesse), cousu fil poissé. Semelle en caoutchouc translucide, d’usage remarquable, à relief   antidérapant.   Ces bottes   sont   d’une   qualité absolument   parfaite  -  359 F en 1976  -  525 F  en  1978  -  759 F en 1981…Quelle poésie dans cette description !

 Je reviens à la « Samar ». Au sous sol, on trouvait absolument tout pour la  bricole : vis, charnières, outils, bois à la découpe, équerres, perceuses, tournevis, serre-joints, une véritable caverne d’Ali Baba. Les employés connaissaient leur marchandise sur le bout des doigts. A peine aviez-vous  demandé, par exemple, des taquets pour étagères de meuble de rangement, diamètres 0,5, qu’ils étaient déjà partis, ventre à terre au fin fond d’une réserve, trouvant dans un meuble de chêne ciré du XIX° siècle, d’au moins deux cents casiers à poignées de cuivre, celui dans lequel ils trouveraient cette fourniture. Il fallait quinze ans pour faire un bon vendeur de quincaillerie (Paris au mois d’août de René Fallet). Tout cela est bien terminé, le BHV fait encore un peu rêver les nostalgiques mais il est trop loin pour moi.

 Il y a un rayon de chapeaux assez bien garni, de production industrielle évidemment, car il n’y a plus, à ma connaissance, de chapelier à Paris. Comme couvre-chef, on ne trouve plus que des casquettes américaines à longue visière type GI avec ou sans les initiales de New York, que les jeunes gens et de moins jeunes aussi, gardent vissées sur le crâne en toutes circonstances (les jeunes beurs ou afro-français mettent volontiers la visière à l’envers). Quand je retire mon chapeau en entrant dans un commerce, même pour acheter une baguette, dans ce cas là, il s’agit d’une boulangerie et pas l’un de ces abominables supermarchés ou Monsieur casquette Ricard va acheter sa dégueulasse baguette industrielle, les gens me regardent avec curiosité et, à la réflexion, apprécient. Il faudrait peut-être peu de chose pour les éduquer. Mais à quoi bon…

 Dans le temps, j’ai connu un monsieur (administrateur de société) qui portait avec classe de beaux chapeaux, souvent à bords roulés, so british. Il se faisait conduire par son chauffeur/valet de chambre, dans une 4 CV Renault noire pour, déjà, limiter les problèmes de circulation (il en avait d’autres plus prestigieuses). Quand un automobiliste parisien énervé et grossier (pléonasme ?) se comportait mal avec son chauffeur, il se faisait porter au niveau du crétin, ouvrait sa vitre, soulevait son chapeau et lui disait : « vous êtes un con, Monsieur » ! En général, l’autre en restait comme deux ronds de flan.

 Une jeune vendeuse me voyant intéressé, s’approche et me demande si elle peut quelque chose pour moi. En mon for intérieur j’imagine ce qu’elle pourrait me faire, m’abstenant de tout commentaire graveleux mais en laissant poindre un léger sourire en la regardant au fond des yeux.  Elle sourit franchement à son tour, un léger fard lui montant aux joues. Une vague de bonheur me recouvre. Elle sait jouer, comme une vraie parisienne, sans arrière pensée (disons plutôt, pas toujours sans) avec l’esprit des femmes de Paris. Avec esprit, mais en bonne vendeuse elle me fait l’article et me présente différents modèles. Séduit, je suis tout disposé à lui en prendre un, quand lui ayant montré celui qui me plaisait, elle commente : « il est très joli mais trop fantaisie pour un Monsieur de votre âge » !

 Subitement mon genou me fait mal, je dois m’appuyer à un comptoir. Elle se rend compte que quelque chose ne va pas, j’ai dû pâlir :

 - voulez-vous que je vous apporte une chaise ?

- non, ça va aller, je vais rentrer, je reviendrai une autre fois pour le chapeau, merci, désolé.

 Elle me regarde partir sans comprendre. Un jour, peut-être se rendra-t-elle compte de ce qu’elle a dit.

 Je ne lui en veux pas et sans doute avait-elle raison mais elle m’a gâché la journée. Avec difficulté, je retourne à la maison. Le chemin vite parcouru à l’aller me semble interminable au retour. N’en pouvant plus, j’attends le 39 à un arrêt. Il est quasiment vide à cette heure. Je poinçonne mon ticket et passe devant un siège libre : réservé aux seniors ! Toute honte bue, je m’y laisse tomber, étendant ma jambe du mieux possible. Finalement, je me retrouve dans l’appartement, toujours aussi vide. Je me mets dans mon fauteuil électrique et y demeure sans rien faire. Je laisse mon esprit vagabonder sans directive. J’abandonne au fur et à mesure toutes les vaines histoires que je tente de mettre en route : plus envie de rêver. Le bout du rouleau ?

 Je me rends vers l’armoire à pilules. Ne serait-ce pas le bon moment ?

 Je me sers un petit verre de rhum, allume une pipe et extraits une miraculeuse petite dragée blanche, la troisième depuis le début de mon « traitement » : cérémonie du condamné.

 Cette fois-ci, peut-être la dernière, je donne un peu de cérémonial à ma prise. Je dois jouir du moment, ne pas le gâcher par une hâte excessive. Je mets un CD sur ma chaîne : Messe de Requiem de Verdi – bien choisi, non ? J’écoute l’œuvre entière, ne rien brusquer, et quand arrive le « Libera me », j’ai tout à fait l’impression que cette musique a été composée pour moi : « requiem aeternam dona eis, Domine et lux perpetua luceat eis. Libera me » (Seigneur, donnez-leur le repos éternel, et faites luire pour eux la lumière sans déclin. Délivrez-moi).

 La troisième dragée et un coup de rhum, bonne chose de faite, il n’y a plus qu’à attendre. Je me cale dans mon fauteuil et tous les sens en éveil, j’attends. Je ne veux pas perdre la plus petite impression, la moindre manifestation de l’Arrivée de la fin. Au début, je ressentais un relâchement de tous mes muscles, la venue d’un calme plein de sérénité et puis, plus rien.

 Patricia, en rentrant me réveille :

 - ça va ?

- quoi, quoi, qu’est-ce qu’il y a ?

- rien, c’est moi. Je t’ai réveillé, excuse-moi. Comment vas-tu aujourd’hui ?

- je ne sais pas, après avoir pris mon médicament, je me suis endormi. J’ai faim !

- très bien, reste tranquille je vais faire le dîner.

 La situation ne manque pas de grotesque. Après tout mon cinéma, pipe, rhum, musique, j’ai dormi comme un bébé et, en plus, le moribond a faim… Il a faim et il mange et boit un bon coup et quand Patricia vient le rejoindre dans la couche matrimoniale, il a même une forte envie de baiser et le manifeste rapidement, trop rapidement : frustration réciproque qui ne l’empêche pas de s’endormir aussitôt. Avec la maladie on devient très égoïste.

 Bonne nuit, complète, sans rêve, rassuré et rassasié, pas mal au genou.

 Bon déjeuner, j’ai envie de peindre. Lisa est contente et attribue cette résurrection au traitement du bon docteur. Dès que je me retrouve seul, je sors mon matériel, chevalet, tubes, pinceaux. J’exhume de la remise dans laquelle je l’avais mis, un tableau commencé depuis plusieurs mois et abandonné pour perte de foi et d’inspiration. Le personnage central n’était pas mal venu mais je ne voyais absolument pas son environnement. Dès que j’avais rêvé ce tableau, je m’étais lancé, sans filet, au génie, laissant au hasard et à l’inspiration sa construction générale. Le personnage tracé, je m’étais retrouvé sec devant l’environnement qui était non pas déterminant mais très important. Une fois de plus et mon petit père Freud avait eu raison, pas assez de travail, de réflexion mais aujourd’hui, je l’emmerde. Je finirai ce tableau !

 Travaillé toute la journée, sans même manger. Consulté toute la documentation à disposition. Ai trouvé ce que je cherchais.

 J’ai dessiné vingt fois l’environnement de mon personnage. Je suis arrivé à un résultat acceptable, sous quelques réserves. Me souvenant des commentaires de mon psy, j’ai recommencé  pour arriver au résultat aussi parfait que possible, compte tenu des mes capacités. Quand Patricia est revenue, j’étais encore au travail.

 Pas mal, fut son seul jugement. La connaissant, c’était déjà bien. Je vis qu’elle était contente de me voir reprendre ce tableau, une sorte de guérison, a-t-elle dû penser.

 Face à ma « renaissance » elle-même se sentait mieux. Elle pouvait me parler plus tranquillement de sa journée, sachant que, de mon coté, il s’était passé quelque chose de constructif.

 A aucun moment de la soirée elle ne me posa de question sur mon traitement. Elle devait sentir que ce n’était pas opportun :

 - que fais-tu, demain ?

- je continue mon tableau. Je tiens le bon bout et je voudrais avancer le dessin avant de commencer la peinture ;

- prends ton temps et surtout vas au fond des choses. Ne fais pas dans l’approximatif comme quelque fois ;

- tu as raison, je l’ai bien compris.

 Le lendemain je travaillais d’arrache pieds. Quand Patricia revînt de son bureau, elle me trouva devant mon chevalet que je n’avais pas quitté depuis le matin. Partant de mes études sur papier Canson, j’avais commencé à peindre les contours du dessin et les grandes plages de couleurs.  Chose que je n’avais jamais faite, je faisais mes tests de couleurs sur mes études. Au milieu de la toile, mon personnage prenait sa valeur et je devais m’imposer de ne pas être satisfait, de rester critique, de ne pas me contenter d’à peu près.

 A la fin de la semaine suivante, j’aurai fini, pensais-je. Il n’en était rien. Devant le résultat manifestement insuffisant, ma fièvre retomba aussi vite que mon enthousiasme était venu. Patricia ne disait mot dans la crainte de voir réapparaître ma dépression. Elle n’avait besoin de personne pour cela. Elle revînt toute seule. Mon genou que j’avais oublié me fit cruellement mal. Pour la première fois depuis des jours, je me vis dans la glace et pris peur. J’avais cent ans.

 

Aucune parole ne pouvait me détourner de mon échec. Je restais tard le soir à rechercher la faute. Qu’est-ce qui n’allait pas ? Analysant chaque point je ne trouvais rien à corriger. C’est la globalité qui était nulle : pas de relief, couleurs sans subtilité, dessin approximatif, perspectives douteuses, pas de message, même pas une carte postale. Au cœur de mon désespoir, j’entrevoyais la solution : une pilule. Je ne valais rien d’autre. Lisa étant couchée. Je pourrai procéder avec tranquillité et j’avais l’impression que cette fois serait la bonne. Dans cet esprit, j’écrivais un petit mot sur mon étude : trop dur, pardon.

 Sans mise en scène, je prends ma pilule.  Dans l’attente de « l’éventualité » je reste devant ma toile ne voulant pas mourir sans savoir ce qui ne n’allait pas. Le goût, maintenant habituel de l’ail, envahit ma bouche et tout à mon observation je n’y prête pas plus d’attention. Les larmes me montent aux yeux : c’est trop bête, qu’est-ce qui ne va pas ? Ma vue se brouille au point que je ne distingue plus le contour des dessins et que les couleurs m’apparaissent dans une autre globalité. Soudain, à travers elles, je vois ! Je vois ce qui ne va pas, pourquoi ce manque de relief, cette absence d’intérêt. J’oublie l’ail et son issue possible et corrige mentalement mon travail, mais oui, c’est cela, je suis passé à coté par manque de vision globale. En clignant les yeux, je vois plus la réalité mais l’esprit qui la domine. Maintenant je sais quoi faire mais n’est-ce pas trop tard ? La pilule est pratiquement fondue et je ne sens toujours rien de nouveau, j’attends encore. Cette quatrième est-elle la dernière ? Précisément, cette fois-ci, celle que je ne voudrais  pas. Tout à mes réflexions je ne me suis même pas rendu compte qu’elle était complètement fondue : hourra !

 Epuisé, je rejoins Lisa au lit. Elle lit. Elle me voit arriver le visage apaisé, tranquillisé, serein :

 - j’ai l’impression que tu as trouvé la solution

- je crois bien mais je reviens de loin !

 Elle ne comprend pas le sens de ce voyage et je n’ai pas l’intention de lui expliquer.

 Dès sept heures, à peine levé, je me remets au travail. Il faut tout reprendre. Avec un chiffon imbibé d’essence, j’essuie la peinture encore fraîche. Toute la journée je reprends ma mise en couleurs, effaçant, recommençant, une fois deux fois. Quand Patricia revient, je suis encore devant mon chevalet : « mieux » est son commentaire. On ne peut pas dire qu’elle soit enthousiaste mais c’est un encouragement. Je connais son honnêteté et la sûreté de sa critique. J’arrête pour ce soir et décide de laisser passer la nuit là-dessus. Ne dit-on pas qu’elle porte conseil ?

 Je me glisse doucement dans le lit pour ne pas réveiller Lisa, mais elle ne dort pas. Comportement rare, normalement elle ne veut bien que si elle se sent courtisée et refuse de prendre les initiatives, sa main glisse vers moi et se pose sur mon bras. Elle rampe en remontant vers mon épaule puis sur la poitrine qu’elle parcourt de long en large, montant puis descendant. Je sens venir en moi un vrai désir, sans l’aide d’aucune substance chimique. Je suis le premier surpris. Nous voguons ensemble vers Cythère.

 Au matin, notre relation est changée. Patricia est satisfaite pour un ensemble de raisons et me voit dans une meilleure situation ce qui ajoute à sa satisfaction. Nous parlons de tout et de rien : de son travail si prenant, de mon genou et de l’opération programmée. Elle ne parle pas trop de mon équilibre psychologique, soit par crainte de réveiller mes angoisses, soit qu’elle ne sache qu’en dire. Combien de gens croient qu’en ne parlant pas des problèmes, ils vont se résoudre tout seul. Moi, je ne parle pas de mes pilules et de l’issue fatale qu’une d’entre elles me réserve.

 

 

Chapitre V.

 

Nous sommes arrivés au week-end et nous allons recevoir un de nos enfants avec sa compagne. Pris par les tâches ménagères, les courses, un petit ménage, la cuisine, il n’y a plus de place pour les états d’âme. Tant mieux !

 On a souvent parlé de la noblesse des tâches ménagères. Je ne sais pas si elles sont nobles mais ce dont je suis certain c’est qu’elles peuvent être un puissant dérivatif à l’ennui, parce qu’elles n’en laissent pas le temps ! Il faut reconnaître que, à moins d’être injuste ou abusivement réducteur, tenir une maison est un véritable travail. Les femmes qui dans beaucoup de pays, ne travaillent pas à l’extérieur et se consacrent à la maison, accomplissent un labeur irremplaçable et combien ingrat. Il leur faut aussi affronter la crétinerie des maris qui s’imaginent qu’elles ne font rien de la journée et que c’est sur lui, l’Homme, que repose tout le poids financier et que si ça tourne, c’est grâce à Lui : connard !

 Je voudrais bien t’y voir, gros malin, toi qui n’es même pas capable de ranger ton pyjama avant de partir buller au bureau ou de nettoyer ton bol de café. Je ne parle même pas de ton arrêt au bistrot : café-calva, de tes dragues de beauf, de tes rodomontades de macho débile. Rien que pour mémoire, en voici quelques unes de ces nobles tâches ménagères qui laissent les mains blanches aux femmes dans leur tranquillité quotidienne : lever les gosses, les laver, les habiller, préparer le déjeuner, les faire manger, tout en révisant les leçons de la veille, les conduire à l’école, tout cela après avoir fait sa toilette, s’être habillée. Revenir, faire la vaisselle, les lits, regrouper les affaires que tout le petit monde a laissées par terre, en tapon sur les chaises ou slips souillés sous les lits, lancer les machines à laver, sèche-linge.  Faire les courses, quel plaisir d’acheter du Mir, du Sun vaisselle, du dentifrice, du papier hygiénique, des sacs poubelle, etc. La bouffe, légumes, viande et le pinard du maître, tout cela en achetant au meilleur prix, car, évidemment elles doivent tenir les comptes, c’est pas avec ce qu’il gagne le gros malin qu’elles peuvent se laisser aller sur le budget !

 Il est midi et quelque chose quand la maison a repris figure humaine (sic) et les placards garnis. Alors elle mange, vite, souvent des restes de la veille et démarre le repassage car tous veulent des chemises propres et repassées, des plis de pantalons parfaits pour jouer les dandys auprès des secrétaires du bureau. Lesquelles, qui ont aussi tout cela à faire à la maison et doivent en plus quitter leur HLM tôt le matin, prendre des bus, métros, des trains bondés et arriver fraîches pour la satisfaction des petits chefs. Quand tout cela est fini, quand les secrétaires regagnent leur domicile et leur petite famille, il leur faut préparer le dîner, mettre le couvert, accueillir les enfants de retour de l’école, reconduits par des voisines, à tour de rôle, il faut bien s’organiser, leur faire apprendre les leçons, faire les devoirs quand il y en a. Monsieur « gras du bide », lui, reviendra tard car il a des réunions – le plus souvent au bistrot pour faire un 4-21 avec les copains. Il arrivera exténué par sa rude journée et se montrera nerveux si tout ne baigne pas dans l’huile !

 J’ai connu une directrice de service qui avait beaucoup d’hommes sous ses ordres et qui me racontait que le soir, elle les observait restant tard au bureau, jusqu’au moment où ils pourraient rentrer, sachant que tout le travail de la maison avait été fait par leurs épouses.

 Et en plus elles voudraient qu’on les plaigne ?

 Non, elles ne le veulent pas, excusez, elles voudraient seulement qu’on les respecte et qu’on partage aussi le travail !

 Le lendemain, Patricia a rendez-vous avec sa copine Claudine, c’est une fête. Elles sont amies depuis trente ans et partagent toutes leurs histoires, aventures, problèmes, états d’âme. Elles se retrouvent parfois, pas assez souvent, entre filles, comme les garçons d’aujourd’hui, qui disent se retrouver « entre couilles ». Leurs femmes restent à la maison ou sortent de leur coté, sans oser baptiser leurs dîners entre femmes de « dîners de cons »...

 Patricia, Jean-Marie et Claudine sont une sorte d’amical « ménage à trois ». Chacun a son parcours, ses rêves, ses frustrations. Leur chemin les a conduit les uns vers les autres : Patricia et Claudine, puis Patricia et Jean-Marie, puis lentement, avec le temps, avec des aléas, pendant que Claudine connaissait de dramatiques situations, le trio se forma pour être, après de nombreuses années, un ensemble à l’harmonie suffisante, sans les asservissements ou situations qui le rendraient contraignants ou glauques.

 Avec les alternances de hauts et bas actuels de son mari, Patricia  a des difficultés à prendre le recul nécessaire pour juger de la situation et elle compte bien sur Claudine pour tenter de mieux l’appréhender, c’est d’ailleurs elle qui lui avait recommandé le psy. Elle éprouve toutefois une certaine gêne à lui donner tous les détails de leur vie intime. Toutes les deux ont tendance à refouler une partie de leur vie. Refoulement venant de très loin, pour l’une comme pour l’autre, difficultés avec les pères pour l’une comme pour l’autre ?

 Dans la famille de Jean-Marie, plusieurs personnes ont ou ont eu des tendances maniaco-dépressives. La recommandation  de Claudine, de consulter un psy, venait de sa perception de cette tendance « mélancolique » chez son copain.

 - alors, comment va ton homme ?- bof, il y a des hauts et des bas. En ce moment ce serait plutôt pas mal. Il retrouve certaines sensations ;

- ah oui ? Est-ce à dire que…

- faut pas exagérer. Des réminiscences mais c’est toujours ça !

- quand la tige bourgeonne c’est que le printemps revient !

- salope, si je ne te connaissais pas je dirais que tu es obsédée !

- ne t’inquiètes pas, il n’est pas mon genre, d’ailleurs je voudrais bien connaître celui qui serait mon genre ! En attendant, ton Jean-Marie semble apprécier le traitement de mon cher Dr Freud et je voudrais bien connaître la composition de ses pilules miracles ;

- qu’importe,  si cela lui fait du bien, mais attendons de voir venir car il traverse des périodes difficiles, je le vois bien, et je ne sais pas à quoi l’attribuer. Beaucoup de gens, à son âge, connaissent des phases de déprime. Son état de santé général n’est pas mauvais. Quand on lui aura réparé son genou, qu’il pourra marcher normalement et refaire du vélo, il devrait retrouver son allant habituel, ou alors sa dépression est plus grave et a une autre origine ;

- bon, en attendant, on va manger chez Angélina ?

- d’accord, il ne faut pas se laisser abattre !

 Oubliant les rêves ou les ennuis, elles se lancent dans une de leurs habituelles discussions passionnées, polémiques, sans organisation, chacune se donnant le plaisir du verbe en défendant des thèses interchangeables.

 - quand même, je commence à en avoir un peu assez de ses sautes d’humeur, on dirait qu’il n’y a que lui au monde. Moi aussi j’ai mes états d’âme, moi aussi j’ai besoin de me changer les idées !

- qu’est-ce qui t’en empêche ?

- moi !

- tu sais que si cela te travaille à ce point, ce serait un service à lui rendre que d’aller voir un peu ailleurs ;

- oui, mais tu me connais, ce n’est pas mon genre. Je ne dis pas que si je rencontrais celui qui me ferait rêver…

- j’en connais un !

- dis donc, je croyais que Jean Marie était ton pote et tu es en train de me convaincre de le tromper ?

- D’abord, ce n’est pas tromper, juste une passade, vite oubliée et lui, tu crois qu’il se gênerait ?

- ce n’est pas pareil, il est malade

- le résultat est le même ! Fais donc ce que tu veux mais ne viens pas te plaindre ;

- qui c’est ton bellâtre ?

- un de mes gros clients, riche comme je te dis pas ;

- si, dis-le !

- encore plus que ça !

- 70 ans ?

- non, même pas, 55, divorcé sans enfant ;

- il est boiteux, scrofuleux, sidéen, il faut bien  que ta description cache quelque chose. Un tel parti ne serait pas en recherche mais plutôt en refus des nombreuses propositions qu’il ne manquerait pas de susciter, c’est louche !

- non, non, il a beaucoup souffert de son divorce et, jusqu’à maintenant, a reporté tout son intérêt sur la peinture ;

- bon, ça suffit n’en parlons plus ;

- comme tu veux.

 Claudine, connaissant sa copine n’insiste pas mais elle se rend parfaitement compte qu’elle a mordu à l’hameçon. Elle a une sorte de plaisir de vengeance. Ces dizaines d’années de fidélité, d’entente, d’harmonie, la conduisent, elle, à penser qu’elle est jalouse et n’en a pas été capable. Jean-Marie est mon pote, certes, mais il n’est qu’un figurant dans ma relation avec Patricia.

 C’est bien la première fois depuis qu’ils sont mariés que Patricia pense à une possibilité d’aventure. Cela ne lui a d’ailleurs  pas été difficile. Elle est très entière et naturellement fidèle. L’idée de tromper Jean-Marie ne lui aurait même pas effleuré l’esprit. Depuis la période difficile qu’il traverse actuellement, elle a vu ses sentiments évoluer, lentement, sans choc majeur ; certes, elle l’aime toujours mais, elle s’en rend compte aujourd’hui, elle l’aime plus par habitude que par passion.  Il lui arrive de se demander ce que recouvre effectivement cet amour dont elle ne prononce plus guère le mot. Il est difficile de s’avouer qu’on n’aime plus après des dizaines d’années de vie commune. La fin de cet amour, transformé en amitié est un échec et il faut beaucoup de lucidité pour diagnostiquer le désamour. L’existence de ce mot indique bien d’ailleurs que l’amour est rarement éternel.

 Et puis, elle trouve que c’est lui qui a commencé. Elle l’a vu s’éloigner d’elle, ne plus venir à sa recherche, la rejoindre tardivement dans le lit, ne plus la toucher. Elle lui a toujours dit qu’il devait, à chaque rapport, la séduire, lentement, patiemment, faire éclore son désir. Elle se rend bien compte qu’à son âge, il puisse avoir une diminution d’appétit sexuel et ne soit plus suffisamment motivé pour faire ces travaux d’approche, sacrifier au rituel ? Elle a récemment vérifié qu’une initiative de sa part ne tardait pas à réveiller le lion endormi. Elle avait éprouvé une réelle satisfaction féminine et un certain remord. Pourquoi est-ce que je ne le sollicite jamais ? Serait-ce que je n’aime pas tellement l’amour avec lui, peut-être même avec personne, suis-je inhibée ? Au début de notre relation, nous faisions souvent l’amour. Je dois reconnaître que mon plaisir n’était pas très intense. Il était gentil, mais il fallait faire vite pour arriver avec lui. Progressivement, nous nous sommes mieux accordés et l’intensité de mes orgasmes me laissait parfois surprise et un peu honteuse. Est-ce que notre abstinence actuelle me gêne ou satisfait mon désir de tranquillité. Ais-je perdu l’appétit sexuel : l’âge, le tabac, les préoccupations diverses ou, comme le dit Claudine, que j’ai besoin de renouveau, de chair fraîche ?

 Comment vais-je le trouver ce soir. Nous savons maintenant que son opération est pour la semaine prochaine et je suis impatiente de voir le résultat, remarchera-t-il normalement ? N’est-il pas à un tournant de sa vie et son problème de genou n’est-il pas le révélateur d’autres choses, plus confuses mais aussi plus profondes ?

  

Chapitre VI

 

Lundi 11 septembre, 15 heures. En ce cinquième anniversaire de l’attentat sur le World Trade Center, je rentre à la clinique pour me faire opérer. Je viens, avec espoir et confiance, me faire refaire ce sacré genou qui me handicape depuis si longtemps.

 A l’approche de l’opération, mes préoccupations changent de nature. Les bilans de santé pré opératoires prennent le pas sur ma situation psychologique. Naturellement, elle en dépend mais en constituent une donnée indépendante. Trop de tout mais dans la quantification normale de celui qui mange trop et boit de même.

 Patricia a tenu à m’accompagner, un peu comme un enfant ; la maladie fait régresser. Impression de manque de professionnalisme du personnel. Un document que j’avais remis en mains propres a été perdu. Pour la bureaucrate, ce ne peut être que de ma responsabilité, je ne l’ai jamais remis (sous entendu, vous pouvez dire tout ce que vous voulez, mais il me faut la preuve). Chance, la personne à qui je l’avais confié passe à coté de nous. Je l’interpelle, lui rappelle les faits qu’elle admet volontiers, le tout devant la cerbère, bien obligée de le reconnaître, non sans bougonner, suspicieuse, que « c’est pas clair ». On me convie à rejoindre ma chambre.

 Etage élevé, détail qui a son importance car il n’y a que deux ascenseurs dont celui-ci, à usage multiple, toujours plein, servant accessoirement au personnel pour la collecte des déchets divers, pansements, etc. : « on se pousse au fond, Messieurs, Dames » ;  chambre presque sale, je la refuse et exige d’en avoir une autre. Le personnel d’étage probablement compétent et gentil est, pour la majorité « d’origine » : Couleurs d’Afrique-Antilles, proche-orientales, indéterminées. La nouvelle, finalement obtenue, est mieux. Ce n’est pas le Lutétia mais cela ira. Examens divers, prise de sang, doppler, radio ; re-ascenseur. Rien n’est au même étage, des mètres et des mètres verticaux, de bas en haut et inversement. J’y croise un vieux Monsieur, peut-être de mon âge (auto dérision), qui venant du 2° sous-sol, se retrouvait au 6°, après plusieurs stations au rez-de-chaussée alors que sa destination était le 3°…  J’espère qu’il n’est pas contagieux !

 C’est l’heure du dîner. Vous avez dit « dîner » ? Comme c’est dommage : potage injectable, imbuvable… Plat de viande, d’allure, de consistance, d’odeur indéfinies, carottes imbibées d’eau, sans sel, accompagnées d’une purée plâtrière : abstention et abstinence (après dix jours, j’aurai perdu six kilos). Comment peut-on en arriver là ? Mystère de l’art culinaire français « que le monde entier nous envie ». Inutile de préciser qu’il est interdit de fumer dans l’établissement. Une cour de bonne taille plantée d’une jolie pelouse permet aux drogués de satisfaire leur vice. Tout n’est pas pourri au  Royaume de France. Avant de dormir, prémédication.

 Mardi 12 qui suit. 07,00 h, nouvelle prémédication, cirage, mais je reste conscient, je ne suis plus acteur de la pièce qui va se jouer, spectateur lointain, c’est parti ! Ascenseur, bloc, vision assez précise de la table d’opération, puis plus rien. Rien, jusqu’à ce que je ressente – de l’intérieur – des bruits où plutôt une vibration lourde sans douleur avec propagation des ondes de chocs jusque dans les os. La rachi anesthésie transforme la perception des choses sans la sublimation  que donne les produits chimiques par voie sanguine. Plus tard, je sus que c’était pendant que le chirurgien enfonçait les prothèses dans le fémur et le tibia, préalablement tronçonnés : « Ah bon ! Vous me rassurez. Quoi ? Vous avez scié les extrémités de Mon fémur et de Mon  tibia et vous enfoncez les prothèses dans Mes os, au marteau, mais comment donc, c’est bien normal, pas de problème, faites seulement comme on dit à Genève. Passez-moi les sels, je vous prie ! ».

 Et puis les évènements se poursuivent suivant le protocole établi. Je suis équipé de tuyaux multiples, Cathéter à la cuisse pour la morphine et au poignet pour je ne sais quel produit. Pansement au genou, très belle cicatrice de 20 centimètres de longueur (chirurgien très content de l’esthétique de la couture – type piqué sellier). Sortie de la clinique sur mes deux jambes le 21 septembre, je me suis redressé plus vite que les tours…

 

Sous morphine, je ne souffre pas et mon moral est élevé : une bonne chose de faite. Je commence une série de séances de rééducation qui vont me permettre de retrouver une mobilité normale, en principe.

 Bientôt je n’utilise plus qu’une seule béquille et commence des promenades dans le quartier.

 Je commence de nombreux écrits, début de roman, recherches historiques sur celui que je qualifie de « mon ancêtre G. », rien à voir avec le point,  sans pouvoir pour le moment démontrer qu’il est bien mon ancêtre mais qu’importe, si je décide qu’il l’est, c’est que cela doit bien être la vérité, en tout cas, je l’adopte. Il est né à Pouilly-le-Monial et tous les G ; connus viennent de cette commune, le nom n’est pas si courant. Il arrive à la 26 489° place des patronymes français avec 397 personnes. C’est très peu mais cela fait beaucoup de gens qui existent, vivent, avec le droit de se prévaloir de cette famille, qu’ils en soient conscients ou non. Il y en a des riches et des pauvres, on trouve même un châtelain depuis deux cents ans (par ses descendants), en Dombes. Il y a ou il y a eu un chanoine fin lettré, un carme déchaussé, un chanteur, Raphaël, un révolutionnaire, 2  décapités en 1791 par les bourreaux de la révolution de 89, des directeurs de sociétés et probablement des gens sans autre mérite que celui d’être des G. ! Il faut aussi dénombrer ceux qui en sont, au même titre, mais sans le nom comme moi, alors là on arrive à des milliers de personnes. Redécouverte de la modestie et de l’appartenance à l’espèce…

 Me voila donc reparti sur des bases élevées.

 Patricia semble contente mais aussi un peu bizarre, en quelque sorte lointaine. Certes, elle a ses responsabilités professionnelles, certes elle est débordée de travail, le bureau, la maison, les voyages, mais il me semble percevoir autre chose sans qu’il me soit possible de le définir. Elle n’a plus aucune manifestation de tendresse, de ces gestes simples et naïfs qui veulent dire, je suis là et je t’aime. Peu de paroles aussi, réduites à l’essentiel, au courant. Ensemble, chacun de son coté. Dans mon égoïsme de malade je ne me pose pas plus de question.

 Et puis, mes médecins estiment que la douleur opératoire doit maintenant s’être endormie et ils décident d’arrêter la morphine. Je n’ai retrouvé que partiellement ma mobilité mais avec le temps elle devrait revenir. En réalité, dans leur esprit, les choses sont plus simples :

 On m’a opéré. Rien à dire sur la qualité du geste chirurgical. Réussite technique ;

On m’a rééduqué (je parle toujours du genou, pour le reste c’est trop tard). L’arc d’amplitude du mouvement est à environ 60% de la normalité : « à votre âge, ce n’est pas si mal » ;

Douleur faible en phase de disparition, avec prise d’anti-inflammatoire.

 - Vous êtes donc guéri. Pour la Société il n’y a plus rien à faire. Maintenant, c’est à vous de vous prendre ne charge. Vous ne devez pas confondre chirurgie et miracle. Nous avons l’obligation de moyen, pas de résultat. Au suivant !

 Je suis guéri et content. J’arrête les drogues et j’ai de nouveau mal. Quand je reste assis une demi-heure, je ne peux plus me relever sans une forte douleur, mais je suis guéri !

 Et puis, il faut reconnaître que pour l’environnement c’est pénible d’entendre toujours les mêmes plaintes. La douleur est une porte qui ouvre sur la solitude. La douleur ne se partage pas sauf en rhétorique. Quand elle devient permanente, elle vous place progressivement en dehors de la société des autres, de ceux qui, parfois ont une migraine, mal au ventre, au pied, etc. : ceux pour qui la douleur est une situation exceptionnelle, une parenthèse.

 Je n’ai toujours pas repris la peinture. J’ai une sorte d’appréhension, de peur. Je suis resté sur l’enthousiasme de ma dernière tentative. Le tableau n’est pas fini mais on sent qu’il y a une certaine potentialité. J’ai peur d’y revenir avec le risque de tout détruire, de me retrouver avec ma médiocrité habituelle. Je passe souvent devant et le regarde avec satisfaction, d’aucun dirait avec complaisance. Je le finirai demain ou après-demain, bientôt, en tout cas plus tard, vous savez, ma jambe…. Je dois bien reconnaître que ma jambe a bon dos ! Chaque fois qu’il y a une difficulté dans ma vie je mets tout sur le compte de mon genou. Il est devenu mon alibi, mon excuse, la cause de tous mes malheurs. Grâce à lui, je suis devenu plus intéressant que par le passé. Les gens que je rencontre demandent de mes nouvelles sur le ton de la compassion : « cela ne va pas trop mal aujourd’hui ? ». J’en tire une certaine jouissance. Prothèse complète du genou sonne très bien et vaut considération, j’en use aussi souvent que possible. Ma souffrance est le prix de l’intérêt qu’elle suscite. Quand je sors, appuyé sur ma béquille, je sens de la commisération dans les yeux des gens que je croise. Je les en remercie d’un petit air héroïque : « mais non, ce n’est pas aussi douloureux que cela. Il y a bien plus malheureux »… Est-ce seulement du cinéma ou, subconsciemment, n’ais-je pas besoin qu’on s’occupe de moi ? Quel plaisir, quand je vais à la poste, toujours pleine de monde, accroché à ma béquille de me faire offrir un siège pour attendre confortablement ou même de m’éviter l’attente en me donnant la première place. Je livre cette combine profitable aux semi invalides.

 Quelque fois, j’essaye d’analyser, aussi objectivement que possible, la douleur que je ressens et mes réelles capacités de mouvements. Pas aussi facile qu’on pourrait croire et puis cela change en cours de journée. Au niveau de la souffrance il y a d’abord l’ankylose. L’articulation se « soude » pendant une station assise ou couchée. Le redémarrage est laborieux : douleur réelle ou ressentie, mobilité réduite. J’ai remarqué que le corps a la mémoire de ses douleurs et qu’il faut bien discerner entre la douleur objective – celle qui fait mal – quantifiable sur une échelle de valeur et l’appréhension de la douleur. Il faut du temps avant d’intégrer que l’on ne souffre plus et qu’il est inutile de prendre des positions grotesques pour accompagner ses mouvements afin d’en « absorber » les potentielles ou supposées conséquences douloureuses. Il est par contre très facile de tester les vraies capacités de mouvements, en continu, sans analyse détaillée. Il suffit de descendre des escaliers avec une hauteur variable des marches. C’est quand on ne peut plus mettre une jambe après l’autre pour les franchir mais au contraire devoir regrouper les deux pieds sur un même palier avant de poursuivre que l’on mesure son handicap. Pour la rééducation, il faut donc, vaincre sa peur, repousser ses limites physiques par des exercices de plus en plus contraignants, jusqu’à ne plus les ressentir comme tels et ne pas s’apitoyer  sur son sort. Encore faut-il que tout aille bien par ailleurs et que le convalescent ne soit pas dépressif…

 Je ne peints pas, mais je lis beaucoup et écrits aussi souvent que possible, quitte parfois à m’y contraindre.

 Alors, le temps passe. Je prépare les repas, mets le couvert afin que, Patricia rentrant,  trouve une maison accueillante où se détendre, se reposer.

 En principe tout devrait pouvoir fonctionner comme cela et je n’ai pas de raison de m’en plaindre, pourtant j’ai une sensation de vide, de manque ; il me vient des envies de partir, de retourner à ma source, mais laquelle, je ne suis pas le saumon programmé pour retourner mourir dans son lieu de naissance et pourtant…

 Je sens que la spirale se remet à tourner et m’entraîne au fond de ma misère. Je délaisse mes écrits, l’humanité s’en remettra, je suis de nouveau en dépression. Mais cette fois-ci, je le cache. Je passe de mon ordinateur au chevalet : pas d’idée, pas d’inspiration, pas de désir. Patricia, très occupée et souvent en voyage ne voit rien ou fait semblant de ne rien voir. Nous sommes passés de « la cohabitation passive » au renfermement réciproque. Je sens que cette situation lui pèse et qu’elle en souffre. J’envisage d’avoir de nouveau recours à mes petites pilules miracle, à la manière de la roulette russe, on  tire et on voit… ou on ne voit rien et on n’en parle plus.

 

Chapitre VII

 

C’est un mardi soir que j’ai pris la décision. Patricia était en voyage hors des frontières pour trois jours. Je pensais que si cette fois-ci devait être la bonne, la femme de ménage me découvrirait le lendemain matin, préviendrait la police qui aurait débarrassé l’appartement de ma dépouille pour son retour. Elle n’aurait pas le traumatisme de la découverte. Ma détermination était si grande que si j’avais eu la possibilité de reconnaître la bonne pilule, je n’aurais pas laissé la décision  au hasard. 

Après avoir dîné légèrement, j’avais tout de même une petite faim et mourir le ventre vide est trop triste, je m’installais devant la télévision qui retransmettait une rencontre sportive sans intérêt. Cette pilule serait plus facile à avaler. J’avais posé le petit sac de toile sur un des accoudoirs. La vue de l’agitation stupide des protagonistes du match n’avait rien qui puisse retenir mon intérêt ni ma main. Je la plongeais donc dans le sac, pris ma cinquième bille et la mettais dans ma bouche, accompagnée d’une gorgée du vin qui restait dans mon verre. Je ne voulais pas mourir étouffé tout de même !

 Tout en surveillant la fonte lente et aillée de mon, peut-être poison, je regardais le match. Mon attention fut attirée par un joueur brésilien qui avec une dextérité de jongleur alignait les dribles, ailes de pigeon, roulettes, râteaux, talonnades, bicyclettes provoquant la panique des joueurs adverses et je finissais par y trouver du plaisir. Il était marqué par plusieurs défenseurs et malgré son génie, n’arrivait pas à conclure ; d’un superbe tir de l’intérieur du pied, il envoyait la balle, d’une longue passe transversale parabolique, à un de ses partenaires démarqué. Les défenseurs se précipitaient alors vers ce nouveau danger, laissant le Brésilien sans surveillance. La combinaison avait dû être travaillée longuement car, à peine les défenseurs arrivaient au niveau de celui qui venait de recevoir le ballon qu’il le réexpédiait au Brésilien d’une passe à ras de terre, en profondeur qu’il n’avait plus qu’à catapulter dans la lucarne d’un tir lumineux, du grand art ! Je hurlais d’admiration devant cette magnifique combinaison. La pilule avait fondu, j’étais toujours vivant et restais concentré sur le déroulement de la partie…

 Je me prenais de passion pour le football. Chaque matin, j’achetais l’Equipe, pointais les équipes de la Ligue 1, détaillais leur classement, étudiais leur programme de rencontres, les joueurs en forme, de retour de blessure, leur origine (les joueurs professionnels viennent du monde entier, Afrique, France, Amérique du sud, Japon même, Europe enfin). Rapidement je fus au courant de tout ce qui concerne ce sport. J’allais aussi voir des matchs au Parc des Princes…

 Ma vie était, depuis cette découverte, rythmée par le calendrier des rencontres, de la L1, de la Coupe de France avec les merveilleuses surprises que nous réservent parfois les « petits clubs » de la L2, CFA, etc. pour la Coupe de France. Dans cet esprit, j’étais amené à m’intéresser aux matchs des autres pays, pointer les joueurs et suivre, à l’occasion du Mercato, les transferts inter clubs.

 Curieusement, cette passion nouvelle me redonnait l’envie de vivre, le lendemain était un espoir, me laissait du temps pour écrire et il me venait même des désirs de peindre les joueurs en action.

 J’ignorais complètement le monde qui gravite autour  du foot : chaînes de télévision, forums sur internet, clubs de supporters, le nom anglais s’est totalement imposé, alors que comme le français, il vient du latin supportare et que nous pouvions tranquillement prendre supporteurs mais il fallait faire tendance dans le pays où on parle le moins l’anglais au monde ! Je découvrais que l’exégèse était une des joies majeures des supporters : analyse des stratégies des entraîneurs, registre technique des joueurs, préparation psychologique des équipes, critique du mode de vie des joueurs, des commentateurs sportifs, des journalistes de la presse écrite, et pour faire passer ces discours, force bière et pinard. La gorge du sportif de comptoir sèche rapidement.

 Il me venait progressivement un désir de participation à ces grands-messes avec sa liturgie, avec ses instruments sonores divers : trompettes, cornes de brume, pétards, fumigènes, tambours, paires de grotesques boudins de plastique gonflés que l’on choque l’un contre l’autre, crécelles, chants, slogans hurlés en cœur, matériels visuels : tenues vestimentaires, casquettes, bannières, drapeaux, écharpes, calicots, badges, (I love PSG, OL, OM, ASSE, etc.). L’enthousiasme de la foule engendrait parfois une violence inadmissible et bestiale mais les vrais amateurs disaient qu’elle était le fait d’une minorité de voyous, casseurs, fascistes, le tout résumé sous le terme de hooligans (il faut se souvenir que ce sont les Anglais qui ont inventé le football et la violence dans les stades européens).

 Enfin, les équipes nationales du monde entier s’apprêtaient, à la suite de matchs de sélections redoutables et interminables, à la mécanique subtile pour les non initiés, à s’affronter dans ce qui allait devenir le Temple du football pour quelques semaines à Berlin. J’avais reporté mes enthousiasmes pour le PSG, solidarité du parisien ou l’OL, soutien du meilleur, sur l’équipe de France. Devant les résultats médiocres des premiers matchs des 8° de finale, le défaitisme était de mise : c’est la Corée qui recommence, ils n’auront même pas le temps de visiter la ville, ce sont des nuls trop bien nourris. « Comment voulez-vous, avec ce qu’ils gagnent, ils aient encore l’envie de mouiller le maillot » ? Comme pour Aimé Jacquet en 1998, l’entraîneur Raymond Domenech était pris pour cible. Pourtant c’était un homme de valeur ayant conduit l’équipe de France junior avec succès. Certes on pouvait lui reprocher de trop surveiller ses intérêts personnels, il ne communiquait qu’à travers la société de téléphonie mobile qui le sponsorisait (verbe formé de l’anglais sponsor, honteusement inscrit au dictionnaire par nos vieillards cacochymes de l’Académie française, alors que la langue disposait de… je ne sais pas moi, certainement autre chose, annonceurs, associés, supporteurs, promoteur (venant du latin promovere, promouvoir), bon, enfin ther’s nothing to make a fuss about !

 Et puis, et puis : « tiens, ils jouent mieux. Ils ont gagné le premier match, puis le deuxième » et puis, et puis, ils sont en finale ! Comme ils sont bons, comme ils sont beaux Nos blacks, blancs, beurs ! Vous avez vu le modèle d’intégration à la française, qu’est-ce que vous croyez ? Et quel entraîneur (coatch). Et puis, et puis, le coup de boule du héros sur le voyou italien Materrazi, la balle au dessus des filets : deuxièmes…

 Et puis, et puis, déprime, le rêve est mort. Le foot redevient un sport de minus, nous remet à notre place, en face de nos difficultés, du chômage, des impôts à payer, de nos femmes qui se sont envoyées en l’air pendant les matchs qu’elles ne supportaient (sic) plus de subir : cocus, battus et pas contents !

 

Adieu trompettes,  cornes de brume, drapeaux, écharpes, calicots, adieu peinture faciale tricolore, morne défilé des vaincus sur les Champs-Elysées, adieu football. La profondeur de mon désespoir n’a d’égale que la hauteur de mon espérance déçue.

 Parlez-moi du rugby, ça c’est du sport ! Nos p’tits gars ont encore gagné le Tournoi des Six Nations : RAF (rien à foutre).

 J’ai rayé le sport de mes préoccupations, il est retourné où il se trouvait avant, c'est-à-dire nulle part. J’ai même oublié que j’ai pu croire que cela pouvait exister.

 Mais, comme après toutes les grandes passions, je me retrouve seul sans rien pour me faire rêver : la solitude du fumeur sevré, je tourne dans tous les sens à la recherche de je ne sais même pas quoi : si je regarde une toile vierge, j’y devine un joueur de foot en train de disparaître en fumée, de s’effacer, enfin de retourner au néant. Reste une sorte de souvenir de paradis perdu, de charme rompu, comme un rêve interrompu : c’était bien, on cherche à le retrouver mais on ne sait plus de quoi il pouvait bien s’agir. Subsiste alors un regret diffus. Quand je m’installe en face de mon ordinateur, l’écran blanc me blesse les yeux. Que pourrais-je bien raconter qui puisse trouver quelqu'un concerné, connaissant ce phénomène, près à me venir en aide : « commence par écrire, n’importe quoi, si cela ne vaut rien, tu pourras effacer, couper sans coller ». Mais personne ne me parle, l’écran reste lumineux de sa virginité. La vue d’un livre me soulève le cœur.

 Alors je sors. Je vais dans la rue, sans rien voir, je marche et c’est déjà très bien. Quand mon genou commence à  me faire mal, que le métal couine, je m’arrête dans un bistrot et prends un café, isolé des autres consommateurs, comme au centre d’une bulle.

 Bientôt, je ne supporte même plus la vue des gens. La foule m’ennuie,  me fait peur. La foule bruyante, pleine de couleurs, de vie, d’excès, la foule complice des stades s’est transformée en un bloc hostile, menaçant. Je longe les murs, choisis les zones d’ombre dessinées par les lampadaires pour y tracer mon chemin ; surtout  ne pas être vu de ces gens.

 A la maison je retrouve un peu de paix, je suis en sécurité. Je mets de la musique.

 Quelques fois le téléphone sonne et souvent, quand je décroche, il n’y a personne au bout de la ligne qui se coupe, comme si le demandeur raccrochait, ma voix n’étant pas celle qu’il s’attendait à entendre. D’abord énervé par ces erreurs d’appel, je pensais qu’il pouvait s’agir d’un dysfonctionnement de la ligne et le signalais à notre fournisseur d’accès, tests négatifs, la ligne est en parfait état. Le phénomène perdurant, j’en vins à penser que ma première hypothèse pouvait être  la bonne…

 Un soir, je le racontais à Patricia qui, avec le recul, me parut énervée, peut-être même un peu troublée, passant rapidement à autre chose.

 Depuis, j’attends ces appels soi-disant d’erreur mais curieusement il n’y en a plus. Je pense que mon intervention auprès de la compagnie a porté ses fruits et qu’il y avait bien un problème technique. Satisfait, je téléphone au dépanneur pour le remercier de son intervention et l’informer que maintenant tout est nominal. Il maintient que ses contrôles avaient été négatifs et que j’avais probablement eu à faire à un de ces rigolos qui passent leur temps au téléphone, n’engageant la discussion que si une voix de femme leur répond ou à des voleurs potentiels qui cherchent à connaître les heures de présence dans les appartements pour préparer leur forfait. Tout cela est très plausible et devrait me convenir.

 Mais pourquoi ont-ils cessés à partir du moment où j’en ai parlé à Patricia ?

 Certes, nos relations actuelles ne sont pas au mieux. Je sens qu’elle s’éloigne de moi, ce que, compte tenu de ma situation, je comprends parfaitement. Plus qu’une affaire d’humeur, il me semble qu’une distance nouvelle, d’une autre nature, nous sépare. En résumé, je pressens que son amour change ou, pour être plus précis encore, qu’elle ne m’aime plus. Nous n’avons plus aucune relation d’intimité, plus de geste de complicité, si dans notre lit nous nous touchons par inadvertance, la main qui m’a effleuré se retire vivement. Le matin nous nous saluons d’un hello très britannique et distant (pléonasme). Nos échanges sont ou professionnels (elle me relate les péripéties de sa société, ses relations avec ses collègues et ses clients) ou limités aux affaires domestiques et sujets anodins. Elle passe tout son temps au travail, en voyage. Quand elle rentre fatiguée, elle dîne et s’endort devant la télévision. Pour une femme de son âge, ce n’est pas normal. A l’évidence je ne représente pour elle qu’un poids, à peine plus qu’un animal de compagnie. Le présent efface le passé. Alors, ces coups de téléphone ?

 - ne m’attends pas demain soir, je sors avec Claudine.

- ah bon.

 

Nous y voilà. Cela fait des mois, voire des années qu’elle ne m’a pas dit comme cela : demain, je sors.

Je suis encore endormi qu’elle est déjà partie.

 Je me lève à huit heures. La première chose qui me vient à l’esprit est qu’elle ne rentrera pas ce soir. Je sais bien qu’elle dîne avec sa copine mais seule ?

 Une journée qui commence mal. Rien ne fonctionne, je suis perclus de douleurs, épaules, dos jambes. Malgré cela je ne prends pas mes anti-douleurs, je veux aller jusqu’au bout de ma déchéance afin de tirer les conclusions qui s’imposent.

 A midi, c’est la cata, cela va de mal en pis. Passant par hasard devant un miroir, je me vois sans me reconnaître. Il est temps de mettre un terme à tout cela. Je prépare un repas de fromages, une bouteille de rouge et du pain frais : la pilule sera moins douloureuse.

 Cette fois-ci, pas de cérémonie. Il est treize heures, je bouffe salement, bois sans raison et la bouteille étant finie, j’avale ma sixième dragée avec la dernière gorgée restant dans mon verre. Etendu sur mon fauteuil, je pense à Patricia, à sa soirée, peut-être que ce soir… Je vois l’homme, encore jeune, beau, riche, mon contraire. Comment le lui reprocher, comment ne pas la comprendre, la pauvre avec ce que je lui fais vivre, ce n’est que justice. Je ne lui en veux pas, je souffre comme un malheureux mais ce sera bientôt fini. Je devrais lui laisser un mot pour lui demander pardon, lui souhaiter  beaucoup de bonheur, embrasser nos enfants pour moi, que sais-je encore. La tête me tourne, les idées se mélangent, je crois bien que je pleure. Je me sens mal, la pilule ? Pourtant le Freud disait que ce n’était pas douloureux, ce con, qu’en savait-il ? J’ai mal au cœur, mon ventre gargouille, j’ai des nausées, je, je, je me précipite aux toilettes pour y régurgiter mon déjeuner. Je suis malade comme une bête et je connais bien ces symptômes, j’ai trop bu, je suis simplement bourré, rond comme une queue de pelle : manque de classe le kamikaze, risible le désespéré !

 Je retourne à mon fauteuil tant bien que mal, serrant la toile pour éviter le roulis, j’y parviens enfin m’affale dessus et m’endors d’un sommeil lourd et agité : quelle cuite !

 Le reste de la journée est difficile : casquette de béton. Je tourne en  rond, passant de mon fauteuil à la fenêtre, pour voir quoi, je n’attends personne, j’ai mal, que va-t-elle faire ce soir ? Que dois-je faire, une scène, solliciter des explications, implorer, protester, crier ? Si au moins j’avais quelqu’un à qui demander conseil, mais  je n’ai personne à qui annoncer ma probable infortune, me faire plaindre, consoler.

 Toujours sur mon « indisposition » de début d’après-midi, je pense ne pas manger ce soir. Et puis, cette fois-ci, je veux être conscient de ma prochaine prise, car, l’idée m’est venue, sournoisement, de remettre le couvert avec une nouvelle pilule, sans avoir le risque de la voir régurgitée avec le reste, que cette fois on en finisse, une bonne fois pour toutes !

 En attendant le moment, je ne sais pas pourquoi, je l’ai fixé à vingt et une heures, je regarde la télévision pour prendre le journal de vingt heures. Je passe de Poivre d’Arvor à Pujadas, vais sur les informations nationales/régionales de la une à la trois, sans pouvoir me concentrer sur aucune de ces chaînes. Tout cela me paraît si étranger, si futile, si loin. Ces gens qui sont la référence de la majorité de nos  concitoyens me semblent des gens hors du temps, comme morts ; on dirait une émission rétrospective dans laquelle ils rejoindraient les Léon Zitrone, Yves Mourousis, Claude Darget, Roger Couderc, toutes ces images sépia, ces voix du bon vieux temps qui se sont tues.

 J’imagine le présentateur de service, annonçant la découverte par sa femme d’un homme empoisonné : « on se perd en conjectures, rien ne laissait supposer une tel acte. La responsabilité d’un psychiatre serait engagée », ajoutant avec gourmandise, un trémolo contrôlé dans la voix, que le désespéré avait perpétré son geste pendant que sa femme s’envoyait en l’air avec son amant ! Tordant, une pilule, trois victimes, qui dit mieux ? Cela me fait rire, mon bon Dr Freund rejoint par le scandale. Il délivrait des pilules empoisonnées, sans ordonnance s’il vous plait, à des gens dépressifs : serial killer ?

 Le présentateur gominé, propresur lui, premier de la classe, lisse comme le marbre, agressif comme la médiocrité, poussant la déontologie journalistique et la préservation de l’emploi jusqu’à oublier qu’il pourrait être, éventuellement, un citoyen, avec des idées, même relativisées et mises en perspective, offertes au téléspectateur pour l’aider à se forger une opinion, à décoder l’information brute d’AFP, offrant aux gens un débat contradictoire et enrichissant qui parlerait à des hommes pour qu’ils soient informés et responsables. Des gens qui voteraient sans consulter les sondages, avec de bonnes vieilles raisons logiques, démocrates, républicaines et laïques, qui accorderaient leur confiance à celui qui oserait leur parler avec clarté, franchise, intelligence et honnêteté, disant : « votez pour celui en qui vous avez confiance, si ce n’est pas moi, pas grave, tant pis ou tant mieux, l’histoire le dira ! ».

 Des journalistes qui sauraient expliquer la solitude, la vieillesse montante, les infirmités, la fin des rêves, les frustrations, les remords d’avoir fait, les regrets de n’avoir pas osé, la conscience du gâchis, qui sauraient dire aux hommes : « tiens bon mon frère, la vie est belle encore, oublie-toi, cesse de tourner en rond, ce n’est pas ton nombril qui est le centre du monde, ce sont les autres humains. Va les rejoindre, partage leur vie, épouse leurs difficultés, en étant eux, tu seras toi ! », plutôt que de montrer des images débilitantes de « maisons de retraite mouroirs », formicasées de couleurs vives et vulgaires, l’écran plat (LCD ?) fixé au mur à une hauteur qui casse le pauvre cou fatigué de ces témoins du passé, de ces ex-jeunes, les bouches édentées pathétiques, les bouches aux claviers artificiels éclatants, grotesques. La vieillesse n’est déjà pas si drôle qu’en plus vous la rendiez pitoyable. Apprenez-leur à être eux à leur âge, à s’accepter, à aimer encore, à haïr aussi, normaux quoi, beaux et cons à la fois ! 

 Je ne veux pas que ces gens soient les témoins de ma septième pilule. Je leur coupe le sifflet et mets un CD dans mon lecteur : Brel, J’arrive. J’avale ma solution finale quand se termine Amsterdam :

 « Enfin ils boivent aux dames

   Qui leur donnent leur joli corps

   Qui leur donne leur vertu

   Pour une pièce en or

   Et quand ils ont bien bu

   Se plantent le nez au ciel

   Se mouchent dans les étoiles

   Et ils pissent comme je pleure

   Sur les femmes infidèles »

 Je bloque sur le dernier vers. Les larmes coulent. Pas de spasme, l’eau coule, simplement, avec douceur, comme si ma vie s’en allait tranquillement, proprement. Merci mon bon herr doctor, c’est tout de même moins dégueulasse que si c’était du sang.

 Quand elle est fondue, j’ai la même désillusion qu’à la lecture du numéro de l’euro million qui une fois encore n’est pas celui que j’ai joué. Heureusement, je m’endors.

 Le fond de la misère, c’est quand on ne peut plus dormir qu’on n’a plus droit à la résurrection du réveil, dans résurrection, il y a érection, se relever, de son sommeil, de sa fuite, de son refus, de son absence de désir, de son incapacité à le satisfaire, le problème, c’est que, quand on ne se réveille pas, on n’est pas là pour le voir, enfin, on est là, mais on ne voit plus : nothing perfect !

 Il est minuit environ quand Patricia, en rentrant, me réveille. Elle est rentrée et tôt encore. Comment est-elle,  normale, il ne s’est rien passé, fausse alerte ?

 Face à mon visage interrogateur, elle me regarde avec étonnement, je ne suis pas dans le lit, elle sent qu’il s’est passé quelque chose mais sans savoir quoi. Les mots ne lui viennent pas, peut-être sent-elle que je me doute de quelque chose et ne sait pas rompre le silence, en a-t-elle envie d’ailleurs ? Ne pense-t-elle pas que si elle commence elle devra aller jusqu’au bout ? Je décide de lui venir en aide sans provoquer l’explication qui un jour lèvera les doutes :

 - as-tu passé une bonne soirée ?

- oui, oui

- tu étais avec Claudine ?

- oui, oui

- seule ?

- non, elle est venue avec un ami qui est aussi un de ses clients

- je connais ?

- non, j’ai moi-même fais sa connaissance aujourd’hui

- sympa ?

- très

- bon, tu n’es pas très bavarde, si tu ne veux pas en parler, dis-le moi

- mais non voyons, pourquoi refuserais-je de t’en parler ?

- je ne sais pas, il me semblait que tu ne souhaitais pas t’étendre sur le sujet, si je puis dire !

- c’est malin

- écoute, je ne suis pas très intéressant en ce moment et je comprends parfaitement que tu veuilles te changer les idées. Si c’est le cas, n’hésite pas

- mais enfin que veux-tu dire ? Je n’ai pas l’habitude de sauter sur le premier venu, tu devrais me connaître depuis le temps. Puisque cela a l’air de te faire quelque chose, je vais te dire. Claudine m’a présenté ce type qui est seul. Il vient de divorcer et a besoin de compagnie, de sortir pour se changer les idées. Comme elle ne veut pas sortir seule avec lui pour éviter qu’il ne se fasse des idées et que leurs rapports ne dépassent le cadre de leur commerce, elle m’a demandé de venir avec elle, c’est tout

- ok, ne le prends pas comme cela, je voulais simplement te dire que tu es libre de faire ce que tu veux. Vous devez vous revoir ?

- je ne sais pas.

 Je sens qu’il vaut mieux ne pas insister et je fais mouvement vers le lit. Patricia regarde la télévision. Compte tenu de l’heure je pense qu’elle attend que je m’endorme pour me rejoindre : ne pas mélanger les sensations, rester sur l’émotion de cette soirée et de ses promesses ?

 

 

Chapitre VIII

 

En fait, Patricia a passé une très bonne soirée et Gauthier est un homme charmant. Claudine était en dessous de la vérité ; même si Patricia n’accorde pas une grande importance à la beauté chez un homme, elle doit reconnaître que celui-ci est beau ! Pas une beauté classique de mannequin mais une beauté virile sans ostentation. Traits réguliers avec des imperfections qui rendent l’ensemble attachant. Il chercherait plutôt à se faire oublier, comme gêné de son physique, sans que l’on puisse discerner s’il en est gêné parce que  trop favorable ou parce qu’il le trouve quelconque, réaction de quinquagénaire à l’âme adolescente. Elle a beaucoup parlé avec lui, Claudine riait sous cape.

 Il était arrivé en retard au rendez-vous, il les avait invitées au restaurant de l’Hôtel des Beaux Arts, à Saint-Germain des Prés. Lieu historique prestigieux, sans prétention, mélange de styles, la classe du goût, où il a l’habitude de recevoir ses relations. Patricia qui ne le connaissait pas est tombée immédiatement amoureuse du lieu.

 Gauthier avait donné ses instructions et leur avait fait servir le champagne dès leur arrivée, sachant qu’il serait en retard.

 Et puis il était arrivé, discrètement mais l’ambiance avait changée : une présence. La scène vide et morte, puis pleine et vivante à l’entrée de Vittorio Gassman, Pierre Fresnay, Michel Bouquet, Fabrice Luccini ; de ces gens qui pourraient rester des heures sur scène sans rien dire devant des spectateurs captivés. Quoi de plus frustrant que ce don de la présence face de la transparence commune ?

 

Il les salue avec simplicité et chaleur, désolé du retard, un appel important, impossible de raccrocher,  mais je vois qu’on vous a déjà servi le champagne, très bien. Il parle avec gentillesse et prévenance. Il s’adresse tour à tour à Claudine et Patricia qu’il regarde mais sans insistance. Ses yeux sont foncés, bleus, semble-t-il sans qu’il soit possible de bien discerner dans la faible clarté de la salle, cheveux noirs, brillants, légère ondulation naturelle, de loin en loin on en devine des blancs, émouvants. Visage expressif, ouvert, on perçoit une pointe de tristesse ou de mélancolie, blessé, blasé (?), idéal pour éveiller l’envie de protection, de tendresse quasi maternelle propre à la tentation amoureuse de la femme de cinquante ans.

 - Alors, vous êtes la fameuse Patricia dont je sais presque tout. Claudine ne cesse pas de me parler de vous. Vous pouvez dire que vous avez là une grande amie. Je suis vraiment très heureux de faire votre connaissance

- Je ne sais pas si elle ne cesse de parler de moi, mais je peux vous dire  qu’elle ne sait pas dire deux paroles sans mentionner son Gauthier !

- Mon Gauthier ! Tu pousses le bouchon un peu loin. Gauthier est un excellent ami et nos relations sont au niveau de cette amitié

- Ne te défends pas à ce point, je peux bien te mettre en boîte

- Assez, Mesdames, je suis gêné d’être l’objet de cette joute, l’amitié pure, c’est bien aussi, non ?

 Il se lance alors dans un long discours laborieux duquel il ressort, pour Patricia qui l’a compris ainsi, que l’amitié est la barrière de l’amour quand il n’y a pas le désir.

 Et puis Gauthier a beaucoup parlé de sa passion pour la peinture, en qualité de collectionneur, glissant rapidement sur ses propres tentatives de peintre, de son point de vue décevantes. Immense culture sur l’histoire de la peinture, ses grands mouvements, passés, présents et des perspectives de son évolution. Patricia était suspendue à ses lèvres, redécouvrait ses propres études artistiques, une pensée attristée pour Jean Marie et ses pauvres réalisations.

 De temps à autre, Gauthier jetait un regard discret sur Patricia et quand cette dernière s’en apercevait, leurs yeux se croisant, elle les détournait aussitôt, gênée, troublée peut-être. Tout à sa passion, il s’adressait principalement à Claudine son interlocutrice habituelle sur le sujet mais Patricia sentait bien qu’en réalité il parlait pour elle en qui il avait perçu la sensibilité de l’artiste, sans oser le faire de manière ostensible.

 Le dîner se termina dans une ambiance détendue, chaleureuse. A aucun moment ils n’avaient parlé de leurs situations respectives, professionnelles, familiales chacun connaissant par Claudine celle de l’autre.

 Ils se retrouvèrent dans la rue des Beaux-Arts pour retrouver leurs voitures égaillées dans les rues du quartier. Gauthier et Patricia accompagnèrent Claudine qui avait trouvé une place très proche du restaurant, puis ils allèrent ensemble vers celle de Patricia.

 - Je vous offre un dernier verre ?

 Invitation réelle ou de politesse, formulée à voix basse, sans la regarder.

 - Non, merci, il est tard, je dois rentrer

- Oui, je comprends, une autre fois peut-être ?

- Peut-être.

 Elle avait répondu rapidement sans réfléchir, en pleine confusion de sentiments, regrettant déjà cette réponse.

 Homme du monde, Gauthier n’insista pas ; homme du monde ou fin stratège certain de son succès,  il saura attendre le bon moment. Patricia déverrouilla à distance la fermeture de sa voiture à l’aide de son boîtier électronique. Gauthier se précipita pour ouvrir la portière. L’instant des adieux, le plus difficile et, éventuellement, le plus lourd de conséquences était arrivé. L’esprit de la soirée éliminait la poignée de mains, l’accolade - la bise - s’imposait. Dans la confusion, on commence à gauche ou à droite, leurs lèvres s’effleurèrent. Patricia se sentit rougir jusqu’à la pointe des cheveux et se jeta littéralement sur son siège. Ses mains tremblantes ne trouvaient pas le démarreur, dehors Gauthier regardait, attendant de la voir partir. Comprenant la situation, il fit le tour de la voiture, ouvrit la portière du passager et se penchant jusqu’à Patricia, l’embrassa légèrement sur la bouche. Après avoir claqué la porte, il s’éloigna sans se retourner.

 Pour reprendre son calme avant d’arriver à la maison, elle roula dans Paris pendant une heure. Les images se bousculaient dans sa tête et elle n’arrivait pas à y mettre de l’ordre. Il était clair qu’il l’avait séduite, toute sa stratégie subtile s’était révélée pour ce qu’elle était réellement dans ce baiser d’au revoir : Gauthier avait voulu prendre position et confirmer qu’il attendait plus d’elle. Ceci était acquis. Après, les choses se compliquaient quand il lui fallait analyser ses propres sentiments, sa réaction, son désir, ses scrupules… Il avait suffit que la porte s’entre ouvre pour qu’elle cesse de considérer son lien matrimonial comme intangible, sa fidélité comme éternelle, l’amour de sa vie comme exclusif. Il lui venait des réflexions quasi agressives envers Jean Marie : bon, d’accord il est malade mais il ne faut pas exagérer, il y en a bien d’autres qui sont dans le même cas, voire bien plus grave et qui ne font pas suer leur environnement pour autant. Il serait paraplégique, d’accord, mais en se remuant un peu, il vaincrait rapidement sa dépression, il a d’ailleurs toujours aimé se faire plaindre. Savoir si ce n’est pas du chiqué et si son seul but ne serait pas de lui pourrir la vie, de l’empêcher de vivre comme une femme de son âge, il n’a peut-être plus de désirs sexuels mais moi si ! Elle n’aurait jamais osé s’avouer cela la veille encore…

 Et puis elle se disait que celui qui ne veut plus de son chien, lui trouve tous les défauts et qu’il ne lui fallait pas se tromper de coupable. Au fond d’elle-même, elle avait été émue, elle avait bien senti son désir prendre possession de sa raison et sa dialectique ne pouvait être que fallacieuse. Si elle décidait d’aller jusqu’au bout avec Gauthier, il ne servait à rien de faire porter le chapeau à Jean Marie, Claudine ou tartempion !

 Et puis, elle repensait au passé, ce qu’ils avaient vécu ensemble, la construction du foyer, la joie  à l’arrivée des enfants, leur scolarité, les diplômes, leur départ de la maison pour leur vie d’homme, de femme, les petits enfants bientôt, vraisemblablement. Une future proche grand-mère a-t-elle le droit à l’adultère, n’est-ce pas dérisoire, inconvenant ? Repoussant les scrupules, la conclusion s’imposait d’elle-même : « je suis une salope ». Conclusion de femme honnête, les vraies salopes ne se posent pas tant de questions !

 Et puis, l’image de Gauthier lui revenait en mémoire et elle repoussait tout le reste pour l’y garder au chaud.

 Elle arrête alors sa voiture pour téléphoner à Claudine :

 - C’est moi

- J’entends bien, tu n’as pas de problème, tu es avec lui ?

- Non voyons !

- Quoi alors, je dormais déjà ; si tu m’appelles pour me dire que tu a passé une bonne soirée, merci, tu pouvais attendre demain, allez, salut !

- Attends un peu, tu me pousses dans les bras de ton copain, tu fais le maxi pour que je plonge et maintenant que je suis dans la merde tu me dis que tu as sommeil et que cela peut attendre demain, merci ma copine, salut !

 Bien ennuyée la copine ; elle avait organisé cette rencontre comme un jeu. Elle n’imaginait pas que les choses prendraient cette tournure. Cinq minutes avant son appel Gauthier lui avait fait part de son enthousiasme et grâce à  ses œuvres son copain Jean Marie allait bel et bien être cocu ! Demain, elle tentera une action pour les faire revenir sur terre : tirer un coup, d’accord, mais sans tout ficher en l’air. Elle n’avait seulement pas pris en compte que Patricia n’était pas du genre à tirer un coup avec l’un sans tirer sa révérence à l’autre : elle est une femme entière et fidèle - à un seul homme à la fois – deux ensembles n’entrent pas dans ses schémas.

 Elles ne le savaient pas mais pendant ce temps, Jean Marie, prenait sa septième pilule en espérant que ce serait la dernière.

 Ce que Claudine ne savait pas non plus c’étaient les conditions exactes de la séparation de Gauthier et de sa femme et même s’il n’y en avait pas eu d’autres.

 Pour elle, c’était un bel homme, riche, cultivé et libre. Il lui avait dit que son divorce avait été comme la fin du monde et qu’il n’arrivait pas à se remettre de la séparation, qu’il souffrait comme un malade, etc. En réalité elle ne savait rien d’autre, ne lui connaissait pas d’amis et n’avait jamais pensé à faire une recherche. Pour elle, c’était un bon et riche client. Il lui fallait à tout prix lancer une enquête pour savoir si elle n’avait pas poussé sa copine dans les bras d’un vulgaire dragueur. Réaction tardive, certes, mais tout n’était pas encore joué. Elle s’endormit sur cette résolution rassurante.

 Dès le lendemain elle entreprit une tournée téléphonique de ses relations, posant chaque fois avec prudence, des questions sur celui qu’elle appelait, pour éviter les recoupements, mon client Gauthier de La Chapelle.

 Elle finit par avoir un début de réponse avec une ancienne copine : « Gauthier ? D’après ce que l’on m’a dit je crois que c’est un dragueur qui cache bien son jeu, il séduit, baise et laisse tomber. Il lui est même arrivé, quand ses affaires n’avançaient pas assez vite, de promettre le mariage ». Claudine était catastrophée. Dans quel bourbier avait-elle mis Patricia, elle ne voyait pas comment l’en sortir. Lui avouer la vérité, elle ne la croira pas, la dissuader de le revoir par respect pour Jean Marie ? Si elle est accrochée elle n’en tiendra pas compte. Merdre de merdre !

 

 

 

 Chapitre IX

 

 

 Les jours passèrent. Gauthier ne s’était pas manifesté et Patricia était partagée. Le sort a décidé pour elle. Il n’appelle pas, c’est une jolie histoire, terminée avant d’avoir commencée. Probablement que sur le moment je lui ai plu mais le lendemain il avait relativisé la situation : une femme de cinquante ans, mariée, mère de famille, dans quelle histoire allait-il se fourrer. Etant, malgré mon désir, restée sur une prudente réserve, je lui ai dit peut-être ; pour un homme de classe comme lui cela a dû être pris comme un refus poli. IL ne se manifestera plus. J’ai été conne mais finalement c’est mieux comme cela.

 Elle se faisait bien à cette idée et pouvait de nouveau vivre en oubliant cette parenthèse. Cela lui était d’autant plus facile que depuis leur dernière conversation, brève, elle n’avait plus entendu Claudine. Celle-ci ne l’avait pas appelée et ne lui avait pas non plus rendu visite. Elle se demandait ce que cela pouvait bien vouloir dire. Est-elle fâchée de ce succès rapide avec son ami, jalouse ? Peut-être se sent-elle coupable de l’avoir mis sur un coup qui risque de bouleverser sa vie, provoquer la rupture avec Jean Marie ? Ou alors, elle avait découvert des choses dont elle ne se doutait pas à propos de Gauthier ? Mais pourquoi rester silencieuse comme si elle était gênée…

 

Et puis, un matin, au bureau, elle reçoit un appel téléphonique que sa secrétaire lui passe sans autre commentaire :

 - bonjour, c’est Gauthier

 Prise dans mes problèmes professionnels, je ne vois pas immédiatement de qui il s’agit.

 - bonjour, Gauthier qui ?

- Gauthier de la Chapelle, désolé, je pensais que je vous avais fait une plus forte impression. Vous vous souvenez, ce monsieur avec qui vous avez dîné avec Claudine au restaurant de l’Hôtel des Arts ?

 J’avais pris conscience de ma stupidité avant qu’il ne se lance dans ces explications volontairement détaillées de façon humoristique. Mon sang se figea dans mes veines en l’écoutant. Mon cœur descendait dans mes pieds, comme disent les Espagnols. Je retrouvais aussitôt mon trouble de la fameuse soirée.

 - oui, bien sûr, Gauthier. Pardonnez-moi, quand je suis au bureau il m’arrive même de ne pas reconnaître la voix de mon mari…

 Décidément je n’en rate pas une, quelle conne, pourquoi lui parler de Jean Marie.

 - je veux seulement dire que je suis totalement concentrée sur mon travail et ai besoin de temps pour revenir aux choses personnelles

- C’est déjà mieux si je suis dans ce qui est votre vie personnelle. J’avais peur que vous ne m’ayez oublié

- certainement pas

 Encore une connerie. Que va-t-il penser maintenant. Il saisit la balle au bond sans autre précaution

 - je suis content d’être resté dans votre mémoire. Pour ce qui me concerne je n’ai pas cessé de penser à vous. J’ai dû faire une recherche très fine pour avoir votre téléphone et je n’osais pas vous appeler. J’avais peur d’apprendre que vous ne souhaitiez pas me revoir

- mais non voyons, il n’y a pas de raison

- pas de raison pour ne pas vouloir me revoir ou de raison pour le refuser

- les deux, je pense

- bien, alors si rien ne s’y oppose on pourrait déjeuner ensemble, aujourd’hui par exemple. Je vais dans votre quartier tout à l’heure. Si c’est ok pour vous dites-moi où et j’y serai

 J’étais coincée. Un déjeuné n’a pas le caractère d’engagement comme un dîner : « on se fait une bouffe » entre copains.

 - d’accord mais je dois vous dire que j’aurai peu de temps, je peux vous donner une heure, dites-moi où. Cela vous agrée-t-il ?

- ce n’est pas bien long mais je prendrai ce que vous me donnerez.

 Il me donne l’adresse d’un restaurant dans lequel je ne suis pas connue.

 Je me suis ressaisie mais je n’en reste pas moins bouleversée. Toutefois, je contrôle mieux que je ne l’aurais pensé. L’appel de Gauthier me confirme que je l’intéresse, ce n’est pas une découverte ; au bureau cela veut dire qu’il n’a rien dit à Claudine et qu’il amorce ses travaux d’approche avec un objectif bien précis dont il ne veut pas parler à sa copine ; il a fait des recherches pour trouver mon numéro au bureau. Pas très difficile, il connaît le nom de ma société. S’il a eu besoin de tous ces jours pour y arriver, c’est qu’il n’est pas très malin, ce que je ne crois pas. C’est donc qu’il avait d’autres choses à faire et comme il ne travaille pas, c’est que ses autres obligations étaient plus importantes que de me revoir, peut-être une maîtresse qui le surveille et qui se serait absentée pour la journée, alors, il attaque, ou une autre femme dont il se serait séparée ? Mais officiellement il est divorcé, libre et inconsolable. Ne serait-ce pas plutôt un dragueur qui profite d’un créneau de liberté ?

 Peut-être. Je décide de passer un appel à Claudine.

 - bonjour, c’est moi. Je ne t’entends pas beaucoup ces derniers temps. Tu boudes ?

- non, pourquoi bouderais-je ?

- je ne sais pas, à cause de Gauthier, non ?

- heu…

- craches-la, ta Valda. Qu’est-ce que tu sais et que tu serrais gênée de me dire. J’annonce d’abord la couleur. Il m’a appelée et on déjeune ensemble tout à l’heure. Son appel m’a surprise et je me pose des questions à son sujet

- je ne t’ai pas appelée plus tôt car je me sentais coupable. Tu as mordu à l’hameçon avec une telle vigueur que j’étais ennuyée de te dire ce que j’ai découvert

- eh bien, vas-y maintenant

- il est bien divorcé mais s’en est remis rapidement. On dit même que sa femme en a eu assez de ses frasques et qu’il s’agirait d’un dragueur impénitent

- merci pour ton cadeau. Bon, je m’en doutais mais  j’étais tout de même près de céder. J’ai eu un véritable trouble et un fort désir de l’avoir et même, sachant cela, je me demande si je ne vais pas me laisser aller

- tu es conne ou quoi. Je te dis que c’est un dragueur et tu persistes, je ne te comprends pas

- si j’ai bien compris, ce qui te chagrinait c’était que je sois amoureuse. Ne m’as-tu- pas dit textuellement : « tirer un coup, d’accord mais sans tout ficher par terre » ?

- oui, c’est vrai mais j’avais tort. Alors, qu’est-ce que tu décides ?

- je ne sais pas. Je verrai tout à l’heure

- ne fais pas l’andouille, pense à Jean Marie !

- ça te vas bien de me dire cela aujourd’hui. Allez, salut, merci de tes informations.

 Je repousse à plus tard une analyse détaillée de mes sentiments pour Claudine. Dans l’instant j’ai une certaine  rancune à son endroit.

 Je n’arrive pas à élaborer une stratégie pour ma rencontre avec Gauthier. L’humour, le parfait cynisme, je prends ce que je veux et laisse le reste, la mise en boîte sévère, la comédie la plus hypocrite :

 - je t’aime, je te veux, déshabille toi, tout de suite, ah, ah !.. Quoi, c’est tout ce que tu as à m’offrir, eh ben dit donc, c’est pas lerche, c’est remboursé par la Sécu au moins ? Tu devrais faire attention, un jour il va rien te rester

 Je souris malgré moi de la situation. Bon je verrai bien.

 D’abord, j’arrive en retard. Il est déjà installé et me voit venir vers lui. Il me fait de grands signes. Sur le chemin, je vois un homme attablé, qui attend son plat du jour, la « formule ». Il me regarde avec intérêt, me semble-t-il. Je m’arrête à son niveau :

 - oh ! bonjour Paul,

 dis-je très fort en l’embrassant « tendrement », puis, mezzo voce et avec un grand sourire complice :

 - excusez moi, je me suis trompée de personne, j’espère que cela n’a pas été trop désagréable.

 

Cela n’a  pas l’air d’être le cas, il sourit, bafouille, voudrait que je reste avec lui, s’accroche, il est rouge de plaisir et de confusion, l’apoplexie le guette

 - désolée, une autre fois peut-être.

 

Mon Don Juan ne voit pas cela d’un bon œil. Tant pis et la journée n’est pas finie.

 Je lui tends la main avec cérémonie. Il ne sait quelle contenance adopter, les premiers mots seront déterminants. Précisément, il ne fait pas le bon choix :

 - vous le connaissez ?

- évidemment, pensez-vous que j’embrasse les gens que je ne connais pas ? Vous faites cela, vous ?

- non, je voulais dire quelle coïncidence de rencontrer une relation ici ?

- pourquoi, c’est un lieu public assez populaire. Très cantine du midi pour employés de bureau. Vous y venez souvent ?

- non, c’est la première fois

 Je prends place non sans qu’il se soit levé pour me présenter ma chaise, homme du monde, dragueur, mais homme du monde. Il en profite un peu au passage pour effleurer mes épaules afin que je ne manque pas la chaise : recherche du contact : réveiller l’émotion au niveau où il l’avait laissée. Je ne manque effectivement pas la chaise et me pose légèrement avec grâce (merci la modestie). L’émotion n’est pas venue.

 Je ne dis mot et le regardant, attends qu’il prenne la parole. Il ne sait que faire, contrôle la position de ses couteau, fourchette et serviette. Ayant fini son inspection, il me regarde à son tour. Il a l’air assez malheureux, sans se douter que je sais tout, il imagine que mon attitude est à mettre au compte de l’émotion des retrouvailles.

 - comme le temps m’a paru long depuis notre soirée

- oui, mais pourquoi ne vous êtes-vous pas manifesté plus tôt ?

- je n’osais pas

- pourquoi aujourd’hui, alors ?

- je ne pouvais plus attendre, c’était maintenant ou jamais mais j’avais peur d’une rebuffade de votre part, que vous me disiez que ce que j’avais cru ressentir était imaginaire, que votre trouble quand je posais mes lèvres sur les vôtres était passé et que vous regrettiez de vous être laissée aller. Que sais-je encore, moi ?

 L’intermède de ma pseudo rencontre avec le type de tout à l’heure l’a bien désarçonné, comme je l’espérais. Je ne suis plus la femme mariée, oie blanche qu’il avait dû imaginer. Sa stratégie doit être revue et il est pris de court. Doit-il considérer, qu’affranchie, je doive être attaquée à la hussarde : tu en veux, tu en auras ! Ou encore qu’il lui faut réduire les concurrents par une surenchère sur ses mérites et avantages. Pour son malheur c’est la stratégie qu’il adopte :

 - je me suis trompé, je pensais que vous aviez les scrupules de la femme mariée et fidèle et j’avais un peu honte de semer le trouble dans votre vie. J’imagine que tromper son mari pour la première fois est un saut dans l’inconnu et je ne pensais pas que l’aviez déjà réalisé, que vous étiez une femme libérée. D’une certaine manière je préfère cela même si cela retire un peu de « piquant » à l’aventure. Etre avec une femme qui trompe son mari pour la première fois, c’est un peu comme faire l’amour à une vierge !

- si je comprends bien votre motivation avait un coté un peu « sportif » ?

- résumé un peu rapide. Ma première motivation était le réel désir que j’avais de vous. Le fait qu’il se soit agi d’une « première » ne pouvait qu’ajouter au plaisir. Mais laissons le passé, aujourd’hui que je vous revois, je peux dire que mon désir est resté le même. J’ai envie de vous, de vous tenir dans mes bras, d’être en vous, de vous entendre en redemander, de voir votre visage apaisé, rassasié, heureux. Je voudrais vous emmener dans les plus beaux palaces de Paris et d’ailleurs, les plus luxueuses stations de montagne, les plus belles plages, vous offrir les plus belles robes, les bijoux les plus prestigieux, je voudrais vous choyer, montrer à tous que vous êtes à moi. Montrer aux déjeuneurs des restaurants de midi qu’ils ne font pas le poids,  que moi, je peux vous donner tous ce qu’ils ne sauraient même pas imaginer

- vous devriez ajouter le minable mari à votre déclaration, qu’il vous a suffise de paraître pour qu’il retourne à son néant, se console avec une bouteille de gros rouge qui tâche et serre ses enfants contre lui en maudissant la femme infidèle !

- vous ne m’avez pas compris, je voulais dire seulement que j’étais prêt à tout vous donner pour vous rendre heureuse !

 Il commence à me gonfler avec ses déclarations de garçon coiffeur qui lit trop la collection Arlequin.

 - et après ?

- quoi après, après quoi ?

- que feriez-vous de moi quand vous m’auriez bien achetée, bien possédée, bien montrée ?

- ?

- je  vais vous le dire, vous auriez fait comme avec votre femme, vos maîtresses et probablement vos amis quand ils ne vous amusent plus : kleenex ! A la corbeille !

 Sans rien ajouter, je me lève et très digne, je pars. Libérée de ce connard friqué, libérée de ma tentation, de mon émotion, de mon désir, du regret de mon regret.

 De l’extérieur, je le vois commander son frichti, son boudin purée de prolo ; seul, mais je n’ai pas d’inquiétude, son troupeau est bien fourni, il ne lui sera pas difficile de mettre une nouvelle pouliche dans son haras.

 Quant à moi il allait bien falloir que je gère tout cela dans ma tête. 

 

 

Chapitre X

 

 

 Je sentais bien qu’une étape avait été franchie dans la vie de Patricia : « est-ce déjà arrivé » ou  « quand est-ce arrivé ». De toute façon la conclusion me semblait inéluctable : « cela allait arriver » Au retour de sa « soirée » j’avais perçu son changement de comportement.

 Quand deux personnes vivent ensemble depuis de longues années elles finissent, même dans l’indifférence quotidienne qui préside la vie de la plupart des couples, par avoir une sorte de perception extra sensorielle, des changements, subtils, rampants, discrets, prodrome de situations irréversibles. Elles savent la réalité bien avant  qu’un jour elle ne leur soit révélée. De cette délitescence que reste-t-il du couple ? Transformation de l’amour en habitude de l’amour, puis en habitude tout court : cohabitation affectueuse, dans le meilleur des cas, traitement « socio-familial » d’indifférence polie et sans hostilité : sauver la famille, les apparences ; conflictuelle, avec son cortège de conséquences plus ou moins sordides. La séparation enfin : amiable : « prends ce que tu veux », on se revoit, seuls ou avec les nouveaux conjoints ou copains dans une harmonie post soixante-huitarde ; conflictuelle : chacun a son avocat, on argumente point par point pour la répartition « des biens » alors qu’ils viennent de perdre le seul qui avait de la valeur ; haineuse, tirs sans sommation, lettres de témoins d’adultère, de violences, de malversations.

 A quel moment survient l’adultère ? Il peut survenir, et c’est bien là le problème, à n’importe quel moment de l’histoire d’un couple mais le traumatisme est maximal quand le couple est encore en  « état de marche » : on ne trompe que si  l’on prive.

 Et puis, zut ! Je décide d’échapper à cette spirale négative, de relativiser et même de faire le deuil de mon couple. S’il doit être perdu que je ne coule pas avec.  Je veux vivre et laisse mes pilules de coté. Je recommence à sortir.

 Je vais au concert, écouter la musique qui me plait, voir les expositions qui m’intéressent, les musées que j’avais abandonnés depuis trop longtemps. Avec ma gueule marquée, mes cheveux, oui, il en manque sur le dessus, grisonnants, mes mines entendues à l’examen des toiles, mon air inspiré à l’écoute de la musique, ma légère claudication, mes fringues faussement négligées, souvent noires d’ancien  pseudo anar du dimanche, il arrive que des personnes du beau sexe manifestent un certain intérêt en me croisant dans ces lieux de culture. Naturellement je joue sur ce tableau en en ajoute à loisir. Et ce sont des rencontres, des échanges de pensées profondes, d’airs entendus : « à vous, je n’apprendrai rien, naturellement vous voyez  ce que je veux dire », réponses vagues avec une réserve affectée et désabusée en cas de demande précise sur ma situation, mon passé, mon activité : « je peints, j’écris » suivant les interlocutrices ou les circonstances, illusion d’exister. Quelque fois une offre précise de rencontre devant un verre, plus si affinités… Au contraire du dragueur que j’exècre, je fuis, prétextant un voyage, des engagements, un livre à remettre à mon éditeur, n’importe quoi pour rester à la lisière de l’aventure. Il me suffit d’avoir l’impression d’exister. Et puis, j’aime ma femme, je n’ai pas envie de la tromper de lui faire ce que je redoute d’elle. Et puis, j’ai peur. Peur du rapport horizontal, de ne pas pouvoir déguiser mes faiblesses, peur de n’être que moi-même au lieu de celui que je rêve d’être. Alors, je continue mon petit ballet mondain, trois petits tours et puis s’en vont.

 A l’occasion d’un vernissage auquel j’avais été invité par un ami, je rencontrais une femme à l’air étrange, mélange d’assurance et de doutes, jeune, environ trente-cinq, physique agréable, visage mince sans maigreur, formes présentes mais discrètes, abondants cheveux noirs commençant à grisonner qu’elle porte sans artifice, un peu à la garçonne, un moment, je me suis posé la question. Ecrivaine et critique littéraire, elle passe dans une ou deux émissions télévisées. A priori, elle se situe dans le camp des gens qui m’énervent ou me laissent indifférent. Son patronyme m’incita à l’appeler Charlotte qui n’était pas son prénom ; je préférais une filiation impériale une royale. Elle eut un petit sourire de résignation, on la lui avait déjà fait de nombreuses fois. Je commençais mal.

 

Ce jour là, je n’étais pas dans une grande forme et commençais à fatiguer dans mes tentatives d’exister dans ce monde qui m’était si étranger. Notre conversation commença sans enthousiasme, sans passion. Je n’avais aucun désir de séduction, je ne cherchais pas de sujets gratifiants, je ne lui parlais pas de sa situation médiatique et de ses œuvres que je n’avais d’ailleurs pas lues. Habituée des flatteurs qui ne l’abordaient qu’avec des arrières pensées d’auto promotion, « je lui parle donc je suis » ; elle fut progressivement rassurée sur mes motivations, elle libéra aussi sa parole et aborda des sujets simples concernant sa vie de tous les jours. Elle vivait dans un quartier bobo de Paris, le onzième, près de la Bastille, un petit appartement acheté récemment. On se trompe quand on croit que tous ces gens du petit écran sont riches ; elle achetait ses meubles chez Ikéa et les montait elle-même. N’étant pas bricoleur, je comprenais sa surprise, le montage étant en principe terminé, de trouver deux ou trois vis de trop… Elle vivait seule depuis qu’un de ses collègues, après l’avoir exploitée professionnellement, l’avait lassée tomber pour une autre plus avancée dans la carrière. Dans les grandes lignes, je lui racontais ma vie, sans fioriture, sans me mettre en avant, sans prétention ni modestie excessive, naturellement.

 Je la raccompagnais à un taxi et lui laissais mon téléphone avant de la quitter, dans le cas où elle aurait envie de me revoir, je ne lui demandais pas le sien. Il me semblait que nous étions très contents l’un de l’autre de cette rencontre, probablement sans lendemain, qui nous avait fait passer un bon moment à confronter nos fragilités.

 Je rentrais à la maison sans y plus penser. Patricia voyant que j’étais mieux n’eut pas de scrupule à m’annoncer qu’elle devait partir en voyage d’affaires pour trois jours. J’éprouvais une sorte de satisfaction de savoir que j’allais être seul tout ce temps. Non pas que je fusse heureux de la voir partir mais j’allais pouvoir vivre à mon rythme, manger si j’en avais envie, ne pas mettre le couvert pour son retour vespéral, éventuellement ne pas prendre de douche, etc. Libre.

 - au revoir chéri, à vendredi, je te téléphonerai pour te dire mon heure d’arrivée à Orly

- r’voir chérie, bon voyage, à vendredi.

 Répondis-je, encore endormi.

 C’est finalement le jour qui me réveille complètement. Le café est encore chaud dans la machine électrique. Je bois les premières gorgées en allumant la télévision pour voir les informations. Je ne suis pas un passionné des nouvelles, principalement sur les chaînes qui se font la spécialité d’informer, minute par minute, de tout ce qui se passe d’inintéressant dans le monde. Comme elles travaillent en boucle, on finit pas savoir tout le programme et l’information donnée à 7 heures semble ancienne, repassée à 8 ! D’autant que les concurrentes travaillent sur le même schéma rendant le zapping stérile. Pour échapper à ce bavardage, je change de chaîne et, surprise, je tombe sur Charlotte qui fait part de son sentiment sur un livre que je viens de finir ! Commentaire pertinent à ce qui me semble, probablement parce que j’en pense la même chose, développant des aspects qui m’avaient échappés, décrivant l’admiration qu’elle a pour le personnage central et, sous entendu pour l’auteur, présent sur le plateau, car :

 - bien entendu il s’agit d’un ouvrage autobiographique

 Pas une interrogation, une affirmation.

 - pas vraiment. Evidemment, mais la polémique à ce sujet  est un thème récurrent, toute œuvre littéraire est quelque part le reflet de la personnalité de son auteur, mais l’analyse doit dépasser la recherche historique des correspondances entre les situations vécues par le « héros », ses réactions, l’intrigue, les lieux fréquentés, les personnages cités ou suggérés de l’ouvrage, pour tenter une analyse psychologique de l’auteur, de son passé, ses expériences, de ses composantes affectives, de sa vie enfin qui lui donnent la capacité de créer un personnage – auquel il ne s’identifie pas obligatoirement - mais qui peut avoir certains de ses traits de caractère ou convictions – et véhiculer des concepts précis dans des situations purement imaginaires

- vous ne m’empêcherez pas de penser que c’est vous que vous mettez en avant dans cette histoire, que le séjour africain de Maxime est votre propre séjour chez les Batékés

- arrêtez ! Vous êtes dans l’erreur la plus complète. Comment pouvez-vous, nous ne nous connaissons pas je crois, savoir ce qu’a été ma vie en Afrique ou ailleurs. Je suis un auteur, pas un people et  quand je marchais, seul, sur les plateaux batékés, dans l’herbe à éléphant, quelque fois au milieu des feux de brousse, il n’y avait pas de journaliste pour épier mes faits et gestes. Pas de photographe non plus quand je me baignais à poil aux chutes de la Foulakari et ce n’est pas parce que j’y fais allusion dans mon livre que je me raconte, je ne fais que puiser dans mes souvenirs pour raconter une histoire qui n’est pas la mienne.

 Vaguement excédé, le grand homme termina sa tirade, fatigué de devoir expliquer cette évidence.

 Dépitée, vexée, Charlotte. Bonne professionnelle elle enchaîne sur autre chose mais le cœur n’y est plus. Elle pensait avoir percé cet auteur à jour, lui le spécialiste de la culture du mystère, et c’est le bide !

 L’animateur de l’émission sentant son désarroi, prend le relais et termine l’émission en rappelant le titre de l’ouvrage et l’éditeur.

 Malgré mes bonnes dispositions pour Charlotte, je trouve que l’auteur a raison. Bien des gens de télévision devraient, parfois, avoir un peu de modestie et de réserve. Beaucoup procèdent, dans leurs interviews, avec prudence, pratiquent la forme interrogative qui, s’ils ont raison  donne à penser qu’ils maîtrisent le sujet mais leur laisse  une porte de sortie s’ils se sont trompés. D’autres assènent des vérités qui ne sont que des compilations d’articles, eux-mêmes repris d’interviews plus ou moins apocryphes.

 Je pensais à cette émission, me projetant comme interlocuteur, dans la conversation que j’avais suivie et, à la place de Charlotte, posais mes questions à l’auteur qui n’était pas blanc-bleu non plus. Je sentis vibrer mon téléphone portable sur ma cuisse (je n’entends pas très correctement et je le mets en position vibreur à un emplacement où je suis certain de le sentir vibrer. J’ai bien dit, sur la cuisse).

 Numéro caché, cela commence mal, je déteste les gens qui n’affichent pas leur numéro.

 - oui ?

- bonjour, c’est… Charlotte, vous vous souvenez de moi ?

- parfaitement. Précisément je pensais à vous

- ne me dites pas que vous avez vu mon émission

- si

- misère j’ai été grave mauvaise !

- vous étiez meilleure au début de l’interview et vous vous êtes fait avoir comme un bleu ! Je crois que vous n’aviez pas bien étudié l’auteur et ses prestations face aux journalistes. C’est un faux pur

- c’est votre avis ?

- oui. Je suis allé sur son blog où tout y indique la carrière bien construite derrière un rideau de pureté angélique. Tout est trop gros : ses crapahutages sur le plateaux batékés !  Ses bains à poil aux chutes de la Foulakari, etc. Il fait du cinéma mais il le fait bien. Il vous a bluffé !

- vous ne pouvez pas savoir comme je suis meurtrie, honteuse

- allons, remettez-vous. Trouvez un ami à qui vous pourrez expliquer tout cela

- ……

- vous êtes toujours là ?

- je n’ai pas d’ami à qui je puisse me confier sur ce genre de problème

- bon, si je comprends bien, vous vous êtes souvenue de notre rencontre et vous avez pensé que ce serait moins compromettant de vous confier à un inconnu hors du circuit médiatique, plutôt que de tout raconter à un collègue. C’était moi ou une colonne Morris ou votre concierge

- vous êtes dur

- non, mais je comprends la position. Quand souhaitez-vous que nous nous rencontrions ?

- si vous êtes libre, ce soir ?

- vous avez de la chance, si j’ose dire, car je ne sais pas si vous considérerez que c’était une chance que de me rencontrer. Ce soir ma femme est en voyage et je peux vous rejoindre quelque part dans Paris. J’imagine que  vous ne souhaitez pas un lieu connu où vous risqueriez d’être vue par des gens de votre milieu ?

- oui. Je vous propose de venir chez moi

- d’accord, adresse, code éventuel à quelle heure

 Elle me dit tout cela. J’ai la journée pour y penser.

 Avant toute chose je vais sur le site de notre auteur (car en fait je ne l’avais pas consulté). Je note le parcours du personnage, lettres modernes, petite militance au PS, a jeté deux pavés en 68 avant de passer son agreg, n’a pas adhéré à la LCR mais  « je connaissais bien Krivine,  Daniel Cohn-Bendit, le Mao Jacques Broyelle », service militaire avec le grade de lieutenant dans l’intendance, a enseigné pendant vingt cinq ans, pour la retraite. Grassement payé pour ce qu’il a fait, il voyage, écrit, pérore au milieu d’une petite cour d’anciens élèves et de journalistes, second rôle passant sur le devant de la scène avec la disparition des « Grands ». Sa virginité est presque émouvante : il est toujours resté en lisière, jamais de risques, de prises de position dangereuses ; ses vieux parents, retraités de la SNCF sont très fiers de lui. Ses conquêtes un peu moins qui élèvent seules, avec la maigre pension qu’il leur sert, les enfants qu’il a abandonnés, pour se consacrer à son œuvre

 Il n’a rien inventé, rien révolutionné, il s’est inscrit dans les courants, sans faire de vague.

 Je poursuis et termine la préparation de mon rendez-vous avec Charlotte en faisant une rapide critique de son dernier livre, celui en question et que j’avais bien aimé. Mais maintenant, c’est différent, j’ai des pulsions criminelles !

 Je vais prendre le 96 à Montparnasse, c’est direct jusqu’au carrefour Voltaire/Richard Lenoir. Elle habite Bd Richard Lenoir. On peut difficilement faire mieux.

 Bel immeuble des années 1860, bien entretenu. Un de ceux qui a résisté aux Versaillais, à la fin de la Commune. C’est tout proche, derrière le Château d’Eau que mourut le vieux général Delescluze, tué de trois  balles dont une en plein front. Il avait fait le serment de mourir si Paris était prise.

 Le code, l’interphone, « c’est au sixième droite ».

 Je trouve ma présence en ces murs incongrue : quoi ! Il y deux jours, je ne connaissais pas cette personne et aujourd’hui, je vais chez elle, à sa demande, pour la réconforter, moi, le déprimé, suicidaire ! J’espère qu’elle n’a pas d’idée derrière la tête.

 La porte de l’ascenseur s’ouvre, la sienne est entre baillée, elle m’attend derrière. Je ne sais pas quoi faire. Une poignée de mains, l’embrasser ? J’opte pour rien. Bonjour, dis-je en gardant mes mains dans les poches. Elle me fait entrer. Bon, je reviens en arrière, on peut aussi être à la télévision et avoir un bel appartement. Elle m’avait dit : petit appartement. En fait il n’est pas si petit que cela si j’en juge par le salon qui fait bien 40 mètres carrés. Si le reste est à l’avenant… Les mètres carrés sont différents suivant la position qu’on occupe dans le monde. Un provincial  ministrion, se sentira dévalorisé s’il n’a pas 600 mètres carrés à sa disposition, alors que sa situation professionnelle dans la société civile ne lui permettrait de loger sa tripotée d’enfants que dans le cinquième de cette surface et encore, dans une petite ville de province. Une famille modeste, de celles qui travaillent beaucoup et gagnent peu est heureuse d’avoir un appartement de 70 mètres, en banlieue.

 Elle m’invite à prendre place dans un fauteuil profond. Je décline et choisi une des chaises placées autour de la table. Ce n’est pas par coquetterie mais à cause de ma jambe, si je veux pouvoir me relever. « Un verre ? ». Il est 18 heures, un whisky, sans eau avec de la glace m’irait très bien. A elle aussi.

 Elle s’installe en face de moi, contemple son verre sans rien dire. Je la laisse patauger un peu, c’est elle la professionnelle, elle doit savoir amorcer un entretien. Toujours rien. Je lui demande :

 - je peux fumer ?

- oui, bien sûr

- même la pipe ?

-  oui, je la fume aussi de temps à autre.

- ah oui ! C’est rare les femmes qui fument la pipe

- oui

- bon, c’est difficile de commencer. Alors je vous propose de parler d’autre chose. Depuis combien de temps habitez-vous ici ?

- environ six mois, depuis que j’ai, que mon copain m’a remerciée. Nous habitions ensemble chez lui  et je dus faire vite pour trouver parce que ma « remplaçante » arrivait le sur- lendemain

- élégant

- ce n’est pas sa qualité principale

- vous travaillez ensemble ?

- oui et non. C’est plutôt mon patron

- d’accord. Je me trompe ou votre honte est-elle aussi renforcée par le fait qu’il ait été votre ami et reste votre patron ?

- non, c’est un vrai salaud. S’il peut me virer il ne se gênera pas

- virer, virer, on ne vire pas aussi facilement pour une affaire, finalement sans importance

- il en est parfaitement capable. Je ne sais pas quoi faire

 Maintenant elle parle de tout, de ses aventures, de ses propres trahisons, de ses amours pas toujours innocentes, de ses collègues, de la pression permanente, de son manque d’amis sincères, manifestement désemparée, je sens monter ses larmes. Cette pauvre Charlotte est encore une petite fille, montée trop tôt, trop vite, trop haut. Je n’ai plus en face de moi cette chroniqueuse, critique littéraire, bien dans sa tête, dans son corps de femme, dans la société parisienne, entourée de ses idoles et admirateurs mais une petite fille au bord de la panique devant le beau jouet qu’elle voit déjà cassé.

 Ces situations sont courantes dans ces milieux où la vie est construite sur le paraître. Les gens qui occupent le devant de la scène médiatique mélangent généralement tout, leur vie familiale, professionnelle, leur travail, leurs amours, acteurs et spectateurs de leur existence : « je suis à l’image ? » est leur obsession. Pour celles et ceux qui n’ont pas encore eu besoin de se faire retendre la peau, lipo succionner, botoxiser c’est une découverte qui peut être fatale et dans tous les cas, douloureuse, perdre en une fois, son ami, son appart, son boulot est insupportable, la découverte du vide.

 Tous en l’écoutant, sans intervenir, je me demande ce que je puis faire pour elle, moi qui passe mon temps au bord de la dépression et même au-delà du bord. Dois-je lui dire qu’elle s’est trompée de confident, que je me moque de ses problèmes, qu’après tout, elle a bien cherchés ; des réflexions qui me venaient un jour au sujet des journalistes que je faisais parler, me reviennent à l’esprit : « tiens bon mon frère, la vie est belle encore, oublie-toi, cesse de tourner en rond, ce n’est pas ton nombril qui est le centre du monde, ce sont les autres humains. Va les rejoindre, partage leur vie, épouse leurs difficultés, en étant eux, tu seras toi ! ».

 Sans autre projet, je me lève et vais vers elle, elle me regarde, interrogative. Je la prends dans mes bras et l’y serres. Surprise, elle commence par refuser le contact mais elle sent que mon étreinte est celle d’un ami, d’un frère en déprime, alors elle pose sa tête sur mon épaule et laisse couler son malheur, longtemps car son malheur est grand. Insensiblement, son corps s’est collé au mien et, malgré mon réel désintéressement, une certaine émotion commence à se manifester, par ailleurs mon épaule étant maintenant bien mouillée, je me sépare d’elle, la conduit jusqu’à son fauteuil et lui mets son verre en main, je fais de même :

 - tu vas voir, on va s’en sortir. Tu m’avais bien invité à dîner ?

- je suis désolée, je n’ai rien préparé

- tu as du pain ?

- non, je n’ai rien que des biscottes

- as-tu quelque chose contre un  petit mâchon ?

- qu’est-ce que c’est ?

- une petite bouffe lyonnaise

- non, mais il faut descendre

- j’y vais, tu as du vin ?

-oui, comme s’il en pleuvait

- parfait. Je reviens dans un quart d’heure. Tu m’attendras ?

- oui, reviens vite.

 En venant j’avais repéré une belle charcuterie et une boulangerie proches de chez elle. Pour une charcuterie parisienne c’est pas mal, ce n’est pas  le Pignol de la place Bellecour ni le traiteur Raynou de la rue des Archers, mais je fais avec.

 

A peine ais-je relâché la sonnette que Charlotte m’ouvre. Elle avait eu le temps de se rafraîchir et de mettre le couvert.

 - s’il te plaît, donnes-moi un plat pour mettre mes achats et fais-moi voir ta cave que je choisisse le vin

- tu es gentil, merci Jean Marie, merci de ton aide, de

- stop !

Les émotions creusent, c’est bien connu. Charlotte mange avec appétit, bois volontiers le Brouilly que j’ai choisi dans sa cave (très belle cave électrique, 150 bouteilles, températures modulables en fonction des crus). Très bonne tarte aux pommes, très légère compote en fond, juste un peu de sucre caramélisé sur les fruits, excellente. Elle revit et me propose un digestif que j’accepte. Par chance elle a de la fine de Bourgogne de chez Comte qui tient boutique au salon des antiquaires de la Bastille (bonjour Serge Moati). Je nous sers un petit verre.

 - nous pouvons le prendre dans le salon, si tu veux ?

- ok, si tu permets, je me fais une petite pipe (un instant, toujours mes oreilles, j’ai cru entendre « t’en faire une aussi », alors que c’était :

- oui, je vais m’en faire une aussi

 Pendant qu’elle va chercher l’alcool, je desserts et vais ranger la vaisselle sale à la cuisine. Ayant repéré sa chaîne dans un angle du salon, je lui propose un CD, elle veut bien et me laisse le choix. Je prends les Saisons, de Vivaldi : enthousiasme, renaissance, violence et promesses du Printemps, apogée de la nature, maturité, promesses encore, de l’Eté ; les promesses ont été tenues, la nature a tout donné et amorce son cycle de repos, nostalgie de l’Automne, violence des éléments encore, rudesse du climat, l’Hiver n’est pas la fin des saisons, il est le repos, pas la mort, avant la renaissance à venir.

 La vie, quoi !

 Nous nous installons et sans parler, buvons, fumons et écoutons, à l’unisson. Les volutes de la fumée de nos pipes montent droit au plafond, fumées d’un holocauste à la gloire de la fraternité et de la fine de Bourgogne réunis.

 La nuit est largement tombée quand les quatre concertos sont terminés. Les pipes ne fument plus, les verres sont vides. Le temps est arrivé que je parte et le dis à Charlotte :

 - tu ne peux pas rester cette nuit ? Pour me tenir compagnie

- non, Charlotte, je dois rentrer chez moi

- mais ta femme n’est pas là, si tu le voulais tu pourrais rester

- certes mais serait-ce raisonnable. La vie, ta vie continue et elle se fera sans moi, de toute façon. Passée cette période, tu renaîtras, tu auras de nouveaux amis, de nouvelles amours, et tu repousseras probablement le témoin de ta faiblesse passagère

- non, tu resteras celui qui n’aura aidé à franchir le cap, celui qui m’aura donné sans rien exiger en retour. Je veux que tu restes mon ami, reste avec moi ce soir, tu pourras dormir sur le canapé

- non, Charlotte, je crois qu’il est préférable que je rentre mais je reste ton ami.

- tu as peur, Jean Marie. Peur de quoi,  peur de moi ou peur de toi ?

- au revoir, téléphone-moi, si tu as besoin.

 

Je m’enfuie comme un voleur pris la main dans le sac. Elle a compris que mes raisons n’étaient pas celles que je disais; c’est vrai que j’ai eu peur et, dans mon bus, je passe en revue cette soirée. En d’autres temps, j’aurais certainement répondu à sa demande, et à cette minute, nous serions dans les bras l’un de l’autre. Ma fuite, après avoir joué les bons Samaritains pourrait être considérée comme étant très respectable mais ce serait faux : la vraie raison, c’est ma démission, Démission du jeu des vivants, se cacher derrière la respectabilité, l’altruisme, position de la statue du commandeur à défaut de celle du missionnaire.

 La spirale recommence son mouvement de rotation vers le centre de la terre. It’s a good day to dye ».

 Aussitôt arrivé à la maison, je me mets au lit. Je fais d’abord une toilette soigneuse, je ne voudrais pas que l’on me découvrît mort et malpropre. C’est en pensant à Charlotte que je prends ma huitième pilule et m’endors aussitôt.

 Je suis presque surpris de me réveiller. D’abord  de me réveiller, ensuite en pensant à Patricia, enfin, surpris et bien content de ne pas avoir pas pris la bonne-mauvaise. Cette foutue pilule, je l’avais prise avec fatalisme et sans la désirer vraiment.

 Je peux encore téléphoner à Patricia sans risque de la déranger. Pour le coup, elle aussi est surprise :

 - il y a un problème ?

- non, je voulais seulement te souhaiter une bonne journée, ça va ?

- oui, enfin comme d’hab. Tu as passé une bonne soirée ?

- pas mal

 

Elle ne me demande pas ce que j’ai fait et suis soulagé. Cela m’aurait ennuyé de lui mentir, même si je n’ai rien à cacher. Nous parlons un peu de choses et d’autres et nous nous quittons.

 

Après avoir procédé aux activités domestiques matinales habituelles, je me mets à l’ordinateur pour reprendre mon dernier roman, abandonné depuis longtemps.

 Je reprends au premier chapitre pour me replonger dans mon histoire. Etrangement, je n’ai pas l’impression d’en être l’auteur, je lis le livre d’une autre personne, je découvre une histoire que je ne connaissais  pas. Arrivé au point où je l’avais laissée, je la poursuis mais dans une autre optique, je vois bien où je voulais m’entraîner mais je résiste et vais dans une tout autre direction. Les mots me viennent sans discontinuer, clairs, comme coule l’eau de source  des fontaines de villages de montagne. Sans même m’arrêter pour déjeuner, j’écris toute la journée.

 Je n’ai mal nulle part.

 Le téléphone sonne. Je ne réponds pas et ne vais même pas voir qui  me demande.

 Je termine mon roman au milieu de l’après-midi. Je l’imprime et commencerai la première relecture  demain, peut-être.

 

Il est encore tôt et je vais me promener jusqu’au Invalides par l’allée Chaban-Delmas. La boucle est bouclée. Je me revois faire ce chemin il y a quelques semaines. 8 pilules se sont passées, il en reste deux. Je n’ai plus vraiment envie d’en finir et laisserai au hasard la fin de mon enfer.

 Je rentre et sans autre cérémonial,  je prends le sachet quasi vide. J’en extrais la pénultième pilule et l’avale. Les sensations sont différentes des autres prises, je ne veux plus mourir, le goût de l’ail envahit ma bouche, de grosses gouttes de sueur coulent de mes tempes, ma tension est extrême, je sens la pastille diminuer de grosseur, je suis à sa recherche dans ma bouche.

 

 

 

 

 

Epilogue

 

 

 

- c’est moi. Je voudrais te voir. Nous ne nous sommes pas bien quittés avant hier et je pense que nous sommes passés, sans bonnes raisons, à coté de quelque chose. Peux-tu venir ce soir ?

- oui mais est-ce bien utile ?

- je crois que oui.

- d’accord, comme hier ?

- ok, mais c’est moi qui fait la bouffe !

- mon mâchon n’était pas bon ?

- idiot, ce n’est pas ce que je veux dire, à ce soir

 Je sais parfaitement ce qui va arriver et, d’avance l’accepte, sans réserve : ce sera le prix de mon retour vers le monde des vivants. Si je franchis cette étape, je serai sauvé. Dans le cas contraire : vae victis !

 Tout comme hier.

 Comment allons-nous passer de la verticalité à l’horizontalité, de l’amicalité à la sexualité (je dis amicalité, plutôt qu’amicalitude pour la rime. Mais Ségolène aurait préféré le second néologisme. NDA).

 Elle veut, je ne sais pas pourquoi, je le désire dans mon projet  thérapeutique et m’y suis préparé chimiquement.

 C’est elle qui prend l’initiative en me posant un gros et chaste baiser sur la joue :

-  je voulais te dire et t’expliquer mon erreur d’hier. J’étais en pleine confusion de sentiments et ai tout mélangé. Si tu n’avais pas refusé de te laisser entraîner là où je voulais t’amener, nous aurions peut-être gâché quelque chose de fort : notre complicité intergénérationnelle,  notre confiance, notre miraculeuse découverte de l’un et de l’autre, pouvoir se toucher sans arrière  pensée, s’embrasser comme des frères et sœurs……

 Elle m’amusait bien avec son discours de Nous Deux, ses élucubrations à la Pie, Jean-Paul, Benoît, François et les autres ! Hier, elle voulait, aujourd’hui plus. Hier je me refusais, aujourd’hui je la veux. : 15 a.  Elle ne s’imagine tout de même pas que je suis revenu vers elle pour entendre un discours sur l’abstinence. Frère et sœur ?  Va falloir passer à l’inceste minette, plutôt Père Fille pour  ton dialogue intergénérationnel.

 A la limite je me moque de son fri fri, de sa chatte, de son cul, ce n’est pas une affaire de sphincter et de bitte. Je ne suis pas venu baiser,  je suis venu pour voir si je peux encore fonctionner, normalement, savoir si j’ai encore une place dans le monde des vivants, puisqu’il semble que la baise soit un critère majeur dans ce monde.

 La finalité de toute l’espèce animale est la reproduction, dans le plaisir et la douleur. Le mâle, en général, se fiche de la douleur de sa partenaire, privilégiant son impérieux besoin d’exister. Il sait aussi que son règne est bref et qu’il  n’y  aura pas de pitié quand  l’heure sera venue de passer la main à une autre génération. Depuis des millions d’années le vieux lion se fait dérouiller par un jeune con – lion sot – fort de ses 200 kg de muscles, de ses dents tranchantes, de son sexe dressé qui fait se pâmer les lionnes affamées de grossesse, pas de plaisir, car ce qu’ils veulent tous, c’est laisser leur trace, perpétuer l’espèce : « Elohim bénit Noé et ses fils. Il leur dit : Fructifiez et multipliez-vous, remplissez la terre ! ».  

Et Dieu et l’amour dans tout cela ? Dieu est mort à la télévision, j’ai vu le reportage ! L’amour ? C’est comme la queue des lézards, quand c’est cassé, ça repousse !

Pourquoi l’espèce humaine est-elle supérieure aux autres ? Parce qu’elle fait l’amour pour le plaisir, sans penser à la reproduction, il y a des pilules pour ça, Mais c’est aussi pour cela qu’après l’amour les humains sont tristes !

 Alors, je pars au combat.

 Assis à coté de Charlotte, je la regarde, l’écoute faire son discours, ne perds pas une miette des expressions de son visage. Elle dit amitié, je pense pénétration, elle dit fraternité, je pense pénétration, ses seins débordent de son corsage, elle voit mes yeux qui les détaillent et se trouble, quand avec imprudence elle parle de se toucher sans arrière pensée, je pose ma main sur sa cuisse et n’ai pas d’arrière pensée, je n’en ai qu’une seule, poursuivre l’exploration, ce que je fais. Dans sa bouche, sa logorrhée trébuche, se désarticule et fond quand j’y glisse ma langue. La réponse est immédiate, d’accord, tout est oublié, passons aux choses sérieuses : baisons, baisons, c’est le plaisir des dieux !

 Je suis tendu comme un jésus (ce n’est pas le chrétien, c’est le lyonnais qui parle) et quand il lance son jus dans sa coupe sacrée, sacrée coupe, je sais qu’après je serai triste mais pour le moment, je suis bien content et, si j’en juge par ses cris, elle aussi !

 Je reste la nuit, je lui dirai adieu demain matin.

 Je prépare le retour de Patricia pour vendredi. Je préparerai un repas de fête et serai gai comme un maçon italien quand il sait qu’il y aura de l’amour et du vin !

 La dernière pilule, je la garde. Après avoir été une menace, elle sera maintenant une sécurité.

 

 

Fin

 

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